La rencontre que suggère l'affiche n'aura pas lieu, au sens strict, entre le saxophoniste Archie Shepp et la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker. Il importe peu, ce sont d'autres fils qui tout au long de la soirée se tissent, plus subtilement, entre les gestes et les musiques, les époques, les cultures, les continents.
C'est un vieil homme noir et élégant, borsalino et soprano, qui n'a plus rien à prouver, et tout à explorer encore. A ses cotés deux musiciens indiens rompent l'immobilité à sons de clochettes. Archie Shepp regarde un temps, écoute. Puis le souffle nait avant la note. C'est un gage d'humanité avant que la beauté ne devienne abstraite. Un son clair et brillant. Aérien. D'un lyrisme tranquille. Sans effets. Détaché de tous les genres. Le danseur Salva Sanchis cherche des yeux la musique. Sa danse se developpe, droite, pivote. Humble sous le regard du saxophoniste, attentif. Qui quant à lui va à l'essentiel, phrase des séquences courtes et repétées, s'élance vers l'épure, tend vers une transe apaisée. Pas loin du rève offert par Coltrane dans A Love Supreme. L'Inde et le Continent Afro-américain se rapprochent. Nous sommes entrainés dans ce mouvement, d'où que l'on vienne. Le muicien indien chante, authentique, mais avec l'énergie et les intonations d'un blues shouter. Ses doigts arrachent des cordes d'un instrument traditionnel des riffs de guitare funky. Le dialogue continue dans des langages inédits, Archie Shepp, attentif au danseur comme aux instrumentistes, sait s'interrompre, reprendre, répondre, essayer, prendre tous les risques. Salva Sanchis, félin (dit ma voisine), ouvre les bras pour offrir aussi, et gagne sa liberté, bondit.
Aprés se présente Anne Teresa de Keersmaeker. Seule. Qui dicte d'abord les gestes d'une grammaire austère, d'un bras tendu, d'une jambe pliée. La musique l'environne, indienne et inconnue, le rythme incertain à nos oreilles. La chorégraphe fait le choix heureux de ne pas danser le rythme, danse l'harmonie plutôt. Semble sans cesse balancer entre abandon et retenue, toujours au bord de l'ivresse, sans jamais s'y livrer. Blanche immaculée, ose un sourire, juste esquissé. La danse part des bras, tourne et semble vouloir se saisir de volutes de fumées ou d'instants de bonheur. Reste aussi sobre, mesurée, que Salva Sanchis. Entre Archie Shepp et John Coltrane, mais sans jamais les citer, A.T. de K. fait le trait d'union.
Quatre, ensuite. Les 4 lettres du mot LOVE. Les 4 instrumentistes d'un quatuor (de Jazz encore ?). Les 4 danseurs sur la scène. Les 4 mouvements du disque enregistré... fin 1964. A love Supreme: L'oeuvre de Coltrane est si célébrée que le seul fait de l'adapter constitue une gageure, pour le moins indimiante. La réponse d'A.T de K. et de Salva Sachis à cette presque impossibilité se déploie en toute simplicité, pourtant. Sur un mode spirituel forcement, mais enjoué, ce qui est moins evident.
Acknowledgement: au comencement l'appel à la prière lancé par le saxophone, puis s'installe l'obstinato de 4 notes à la contrebasse. C'est un mantra qu'aprés son solo Coltrane reprend sur son instrument à différentes hauteurs de ton. Jusqu'à ce qu'il soit temps qu'il y renonce, pour juste chantonner les 4 syllabes de sa voix nue. La danse ne copie pas, exprime plutôt ce cheminement vers la simplicité. Les exposés et reprises des thèmes sont dansés en ensembles, de même que les musiciens sont à l'unisson. Le reste est libéré, on devine une grand part d'improvisation dans cette transposition du moment de l'histoire où le jazz change de nature. Avant que le saxophoniste ne s'aventure vers d'autres territoires, où il sera moins suivi. Pour l'Ascension de Coltrane qui viendra ensuite, où l'accompagnera Archie Shepp, il y aura moins de disciples à ses cotés. Dans l'adaptation de A Love Supreme, d'une forme artistique à l'autre, A.T. de K. échappe au risque de trop de gravité. L'enjeu ne se pose pas en terme de modernisme ou de classicisme de la danse, mais dans ses relations à sa source d'inspiration. Déja les danseurs sont délivrés de la mesure: 3 ou 4 rythmes se superposent dans le drumming d'Elvin Jones, pour ouvrir bien des possibles. Resolution: il y dans les mouvements, même exacerbés, beaucoup de joie et de la légereté. Les corps courent et se rencontrent, se portent dans des élans de sensualité. Dans cette sincérité, plaisir et spiritualité se rejoignent sans se contredire. Des souvenirs reviennent des deux performances précedentes, à nos oreilles l'Inde est présente, comme souvent chez Coltrane. Mais entremélée avec d'autres influences, dans un syncrétisme musical et religieux. Pursuance s'ouvre sur un chorus de batterie. Un grand jeune homme offre un solo spectaculaire et eclaboussé de sueur, à la mesure de la performance physique que la musique suggère. Là comme lors d'autres échappées instrumentales, les individualités des danseurs reprennent leurs droits. Parenthèses individuelles, émouvantes et nécéssaires. Avec autant d'énergie que de tension. Psalm: dernière prière crépusculaire et funêbre. Rassemblement sur un tempo lent. C'est le temps du don et du renoncement, de la Passion. Une danseuse s'effondre, les autres la soutiennent. Quatre font un. Sur le mur les ombres s'allongent. La suite fait écho dans les âmes, pour ceux pour qui tout s'est arreté le 17 juillet 1967, pour les plus fervents à la Saint John Coltrane Church de San Francisco.
Epilogue: Archie Shepp revient saluer avec A.T. de K. et les danseurs. Pour retisser avec eux les fils du temps, lui qui en 1964 participa, même si le vinyle n'en conserva pas le témoignage, aux sessions d'enregistrement de A love Supreme.
C'étaient les improvisations de Salva Sanchis et Archie Shepp, accompagnés par Mimlu Sen et Paban das Baul. Raag Khamaj dansé par Anna Teresa De Keermaeker et co-chorégraphié par Salva Sanchis. A Love Supreme, chorégraphié par Anna Teresa De Keermaeker et Salva Sanchis, avec Salva Sanchis, Cynthia Loemij, Moya Michael, Igor Shyshko, sur la musique originale de John Coltrane, interprétée par John Coltrane (Saxophone ténor), Elvin Jones(Drums), Mac Coy Tyner (Piano), Jimmy Garrison(Bass).
A la Grande Halle de la Villette, avec Jazz à la Villette.
photo par Hermann Sorgelos avec l'aimable autorisation de la Cité de la Musique
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