C'est dans la convulsion des derniers instants que tout se précipite et se rassemble. Dans un vertige où tout prend (non une logique) mais force et sens, au paroxysme d’un tourbillon. La danse, d’abord enfermée dans un solo en boucle (A Conspiracy), s’est mise à contaminer tout l’espace autour d’elle, s’est propagée, par cercles successifs, de danseurs en danseurs, en expansion irréversible, par décharges, par déferlements de sons et sensations, par brusques possessions. Notre espace d’observateur est emporté, balayé, les fantômes parmi nous libérés. Le moment est saisissant, effrayant à dire vrai.
C’est dans ce dénouement en débordement que se justifie et trouve une cohérence ce qui a précédé, vécu jusque là comme un patchwork déroutant de danses (vues ou nouvelles), et théâtre, poésie, musique, performance: une étrange carte blanche(1). A commencer par ce long prélude qui sur le coup paraissait fastidieux: trois femmes, dont les robes lugubres et cérémonieuses contrastaient avec les poitrines dénudées, une combinaison comme sacrée. Elles semblaient devoir tournoyer lentement pour l’éternité au son des trois mêmes notes, tandis que trois sorcières de Macbeth lançaient leurs malédictions. C’était, rétrospectivement, un rituel, un envoutement. Aussi une manière de nous faire accepter le principe de répétitions et de subtiles variations comme moyen de faire apparaitre ce qui sinon resterait caché, la mise en œuvre d’une transe au ralenti, diluée. Circulaire également, la lutte ensuite de ces deux guerriers presque nus. Les corps s’attaquaient l’un l’autre en contacts exacerbés, leurs gestes accumulés, saturés, dans un combat d’abord à mort dont la violence s’épuisait peu à peu, en ralentissements, pour se transformer en étreintes amoureuses. Dans cette répétition de mouvements pouvait donc changer la signification de l'ensemble. Par contraste, le corps avait tout à fait disparu de la partie qui suivait: une pure évocation de l’invisible sous trois angles, tentée via trois sensations. La musique de Philippe Glass interprétée au piano, la voix portant la poésie d’Emily Dickinson, les images floues d’un film fantomatique (de Xavier Baërt). Durant cette absence le temps encore s’étirait. On en venait enfin à la dernière histoire, celle de la folie d’un prince- d’un fou-shakespearien(Lionel Hoche), condamné halluciné à répéter encore et encore mots et gestes, enfin à s’en libérer tout en nous entrainant avec lui dans ce cycle. Nous avons été invités à deviner toute cette soirée des recits de fantômes et de disparitions, d’exorcismes enfin. On peut comprendre ainsi le final, sur une variation d’Amazing Grace. Mais ne sommes- nous pas à notre tour,invités à danser, pris au piège, sommes nous vraiment libérés de ces démons? Je retrouve surtout, au terme de cette soirée rétrospective, ce qui me fascine dans l’art d’Alban Richard: la faculté de faire naitre des émotions brutes de la rigueur et géométrie des formes.
C’était Shake that Devil d’Alban Richard, au CDC Paris Réseau.
(1) bien que le déroulé de la soirée ai été quelque peu ralenti et dispersé par le parti-pris de la partager entre quatre lieux reliés par des trajets en car: l'Atelier de Paris Carolyn Carlson, le studio Le Regard du Cygne, L'étoile du nord et Micadanses. L'initiative a pour avantage de nous informer que ces structures constituent désormais un centre de développement chorégraphique en réseau (c'est surement une excellente chose), mais aussi pour inconvénient de nous faire mesurer toute la congestion de la circulation routière à Paris et petite couronne...
photo de Vincent Jeannot avec l'aimable autorisation de la compagnie.