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Contribution

  • Ligne Son

    Un contribution de François:

    Cela se passe dans un lieu underground : une cave exigüe aménagée en petite salle de concert, sous un rez-de-chaussée occupé par les bureaux de traducteurs maniant le russe, l’ukrainien, le tamil, le pendjabi ou l’hindi.

    Il s’agit de musique improvisée et expérimentale proposée par trois artistes. A ma gauche Julien Belon, claviériste, qui grâce au développement des processeurs et des mémoires digitales, dispose d’un outil puissant capable de réagir aux différentes pressions de ses doigts et de brasser et restituer de manière en partie aléatoire des centaines (des milliers ?) de sons stockés et triés dans son ordinateur. Au centre, Judith Kan, qui met sa voix et son corps au service de l’aventure. A ma droite, Cynthia Caubisens, pianiste,  qui prolonge la longue tradition des pianos bricolés et convie aussi la tradition japonaise des cordes, le kinbaku connu aussi sous le nom de shibari.

    Cynthia Caubisens anime le projet ‘ligne courbe’ , espace de rencontres dédié aux pratiques de l’improvisation musicale, qui se concrétisent surtout à Lyon mais qui à l’initiative de Judith Kan se produisent pour un soir dans cette cave parisienne. La démarche de Cynthia ne se cantonne pas à la musique mais aborde avec audace les rivages d’autres territoires. J’ai lu quelque part que le concept de l’œuvre hybride est obsolète. Il convient maintenant de parler d’œuvre transgenre. Quel que soit le terme choisi, c’est de cela dont il s’agit lorsque l’on contemple les 112 mètres de cordes tendues et nouées à travers la pièce en une sorte de toile d’araignée qui crée un réseau de forces et de tensions entre différents points de l’espace, à comprendre comme une métaphore d’un autre réseau de liens, celui qui se tisse entre les personnes présentes ce soir-là. ‘Des lignes explosives , figeant dans l’air des sons, pour mieux les donner à voir’ me dit Cynthia.

    Les trois artistes se produisent dans toutes les combinaisons possibles de jeu à deux ou à trois (quatre possibilités donc). Rien n’est écrit à l’avance et rien ne sera jamais identique. Ce que je vis pendant ces moments est aussi ineffable qu’un rêve deux heures après le réveil : les mots sont des outils inaptes à décrire l’expérience. Plongé dans un présent pur, le spectateur écoute les sons en appeler d’autres pour ouvrir peu à peu les portes sur un univers mental onirique plein de formes, de mouvements et d’émotions. Synesthésie ! Tout l’éventail imaginable des sons possibles semble être expérimenté et pratiqué. Cynthia triture son piano de mille façons ; par ses manipulations, elle dresse une sorte d’inventaire des traces sonores que les divers objets utilisés laissent lors de leur confrontation à l’instrument. Judith tout à la fois suffoque, mugit, grommelle, craquette, vocalise, je ne sais quoi d’autre encore. Julien, les yeux fermés, rend visite à son âme en nous envoyant des décharges de timbres inouïs. Ce paysage s’évapore lentement lorsque le silence revient.

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    Au souvenir de cette performance me vient à l’esprit le vers de Friedrich Hölderlin si souvent cité : ‘mais poétiquement toujours sur terre  habite l’homme’. Oui, il s’agit bien d’habiter poétiquement le monde.

    François

    Cynthia Caubisens, Judith Kan et Julien Belon, vus et entendus le 2 avril à Tiasci, espace dédié à l’improvisation libre et aux musiques traditionnelles, soirée en collaboration avec 'ligne courbe'

  • Métamorphoses

    Merci à François Pluntz pour ce texte:

    Tout en présentant pour la première fois une pièce en duo, avec Alessia Pinto, Sofia Fitas poursuit le chemin entamé dans ses œuvres précédentes, avec constance, cohérence et une profonde intégrité.

    Dès les premiers instants d’Experimento 4, je retrouve les éléments de son langage chorégraphique aperçus dans la pièce Que Ser ? Corps sans tête, emballés dans des vêtements sombres, figés dans leur obscure verticalité forestière. Timides rayons de lumière, vecteurs de mon regard ainsi aimanté en direction des mains et des doigts que l’imagination ne tarde pas à voir aussi bien en excroissances morbides et monstrueuses qu’en protubérances végétales ou coralliennes. Le corps ne se dévoile pas. La seule chair humaine offerte au regard est celle de ces quatre mains, qui soudain surgissent du noir dans un éclair incertain ou apparaissent au détour d’une épaule ou d’une hanche dans un mouvement aussi lent que celui d’un soleil levant. Chez Sofia, le visage n’existe pas, comme pour interroger une autre façon d’être homme ou femme, sans celui-ci.

    experimento 4.jpg

    Peu à peu les deux troncs humains, plantés à une distance respectable l’un de l’autre, abandonnent leur rigidité immobile ;  ça s’électrise, ça ondule, ça spasme. Sons épileptiques en accord. L’énergie sort de ces monolithes en saccades. Et ça se calme.

     Se produit alors ce que je n’avais pas vu dans les pièces précédentes de Sofia : le déplacement. Rien d’aérien néanmoins: écrasées par le poids de la gravité, les deux créatures devenues insectoïdes, rampent et se translatent avec lenteur vers leur point d’intersection. Elles se rejoignent, s’accouplent, fusionnent et donnent naissance à une nouvelle créature qui se fige, statique. Elles finissent pas se détacher l’une de l’autre pour repartir seules vers leur point d’origine, en ondulations reptiliennes.

    L’accompagnement sonore introduit les bruits de la mer et de ses vagues infinies (Mar Português ?) ou les sourds grondements telluriques d’un volcan en germe. Il renforce la puissance poétique de la pièce qui me laisse face au sentiment d’assister à la naissance du monde. Je remonte l’échelle du temps, là où terre et eau n’ont pas encore bien choisi leur territoires respectifs ; là où apparaît la vie et là où elle se transforme peu à peu, source de toutes les métamorphoses possibles, là où le minéral, le végétal, l’animal se mêlent encore dans un magma indistinct et provisoire, d’où un jour émergera l’humain.

     Dans une absence totale de procédés spectaculaires et aguicheurs, Experimento 4 nous transporte dans le monde des origines et nous met face au devenir incertain d’un vivant en transformation permanente. Les procédés employés plutôt minimalistes forcent à l’attention: la force d’évocation de la pièce n’en est que plus remarquable.

    François

    Experimento 4 – version courte, de Sofia Fitas, interprétation Sofia Fitas et Alessia Pinto, vu le 22 mars 2016 au théâtre le Colombier de Bagnolet, dans le cadre du festival Les Incandescences

    Photo de Ségolène Gessa avec l'aimable autorisation de la compagnie

  • Dieu dans tout ça

    Une nouvelle contribution de François:

    Un gorille seul assis par terre sur la scène faite d’un plan très incliné percé de trois trappes. Le gorille est vert fluo ; c’est un homme revêtu d’un déguisement de gorille, masque compris. Un métronome posé sur le sol bat une mesure très lente. L’espace est également rempli d’une nappe sonore, indéterminée, plutôt synthétique, quelque chose qui évoque la bande-son d’un film de science-fiction. Quelques accidents scéniques viennent parfois hacher le cours de ce temps lent et plat : une modeste flamme surgit d’une des trappes et s’éteint lentement, une fumée colorée s’élève d’une autre trappe en explosant et se dissipe sans hâte dans l’univers (une fois verte, une fois rousse,…),  des briques de carton remplies de talc tombent du ciel à intervalles réguliers en créant à chaque fois un petit nuage de poudre blanche ; une plante verte elle aussi tombée du ciel s’écrase sur la scène en faisant gicler de petits éclats de terreau.

    Au bout de quelques minutes, un évènement majeur se produit. Une enseigne lumineuse, elle aussi descendue du ciel, se fige sur le fond de la scène avec ses quatre lettres de néon se détachant distinctement du fond sombre : D I E U.

    Un peu plus tard ou peut-être un peu avant cette manifestation divine, le gorille se met à bouger, il se déshabille très lentement et devient un hommel âgé aux cheveux gris ; à l’aide de ruban adhésif l’homme colle sur son corps un micro et un ampli portable ; à l’aide de deux feuilles de papier et d’une paire de ciseaux il confectionne en tremblant une couronne qu’il pose sur sa tête. Une fois la tunique de gorille complètement enlevée, l’homme nu plie méticuleusement le déguisement et le laisse tomber dans la trappe la plus proche.

    L’homme nu et couronné se déplace à pas comptés sur le plan incliné. Il se dirige vers les tas de talc et s’en asperge tout le corps. Il se met à parler : il raconte un très vieux souvenir d’enfance, lorsqu’il se retrouvait avec son père dans l’ambiance humide de la salle de bain familiale. Il conclut son récit par une phrase mettant en doute l’existence du temps et de l’espace. Il sort du plan incliné et se retrouve sur le devant de la scène ; le rideau s’abaisse derrière l’homme nu et couronné. Il se dirige à pas très lents vers la sortie de secours et disparaît.

     Une escapade parmi d’autres

    Thomas Ferrand a repris quelques éléments scéniques d’ «une excellente pièce de danse », son spectacle précédent (la couronne, le talc, la flamme…). Il introduit une gravité supplémentaire dans l’écoulement du temps qui, notamment grâce au métronome, devient physiquement perceptible par nos sens. Et il réduit encore le spectre de l’action jouée par l’acteur. Celle-ci, minimaliste, tient en quelques gestes. Elle prend forme par l’intermédiaire d’un roi nu. Le roi nu évoque la fameuse phrase du conte d’Andersen prononcée par un enfant, seul à dire ce que chacun voit tout en faisant semblant de voir autre chose, parce que la pesanteur sociale étouffe la manifestation de la vérité.

    Thomas Ferrand vɔɪədʒəʳ  novembre 2014.jpg

     

    Dieu est omniprésent dans cette pièce, même si ce n’est que sous la forme d’un affichage promotionnel fait en tubes de néon ou peut-être surtout parce qu’il n’est plus qu’une enseigne lumineuse, un slogan. L’homme-gorille assis au pied du néon Dieu, à ne (presque) rien faire, fait penser aux deux personnages de la pièce de Beckett ‘en attendant Godot’. Beckett a certes nié avoir caché Dieu derrière l’identité de son personnage invisible God(ot). Mais la pièce de Thomas Ferrand s’inscrit dans la veine qu’a ouverte Beckett : montrer une existence humaine sur une scène déserte, une solitude dans un monde où rien ne se passe si ce n’est  périodiquement quelques ravages , une attente de sens qui ne vient pas. Dans cette vie là, Dieu ne se manifeste pas plus que des tubes de néon et il n’est pas d’un grand secours pour notre roi nu qui après ses ablutions rituelles au talc décide finalement de s’échapper par la porte de secours.

    Le titre vɔɪədʒəʳ III fait référence à une sonde envoyée dans l’espace par la NASA en 1977. Elle suggère un au-delà ou même un univers fictionnel où tout serait illusion. Mais finalement tout dans cette pièce ramène à la condition humaine ici et maintenant.

    C’était vɔɪədʒəʳ III de Thomas Ferrand, les 13 et 14 novembre 2014 au Théâtre d’Orléans – scène nationale, à l’occasion du mini festival  ‘Des Floraisons‘

    François

    photo de Marion Poussier avec l'aimable autorisation de la compagnie

  • Le dégout

    Contribution bienvenue au blog de l'écrivain Catherine Rihoit

    La salle est pleine ce matin-là au Théâtre de la Comédie Nation. Des collégiens de Créteil, amenés par leur professeur, viennent voir le Misanthrope dans la mise en scène de Laetitia Leterrier. La troupe joue la pièce depuis trois ans et s’apprête à la donner pour la seconde fois en Avignon au Théâtre Notre Dame. Mais ce matin-là, c’est une représentation spéciale à l’intention des jeunes qui va se dérouler.

     Depuis le début de l’aventure, la jeunesse nombreuse dans l’assistance a réagi très positivement au parti pris de mise en scène, qui peut surprendre et même parfois hérisser les aficionados de Molière. En effet, le salon où chacun se pousse du col et dit du mal des autres dans le jeu futile et délétère d’affirmation sociale si insupportable pour Alceste est transformé en émission de téléréalité. S’il semble astucieux de voir là l’équivalent contemporain des salons de l’ancien régime, c’est manifestement vécu comme une évidence par la nouvelle génération, qui n’a aucune idée du monde de l’époque et s’intéresse fort peu à ces vieilles histoires, le seul fait que Molière soit au programme suffisant à le classer a priori dans la catégorie « barbant ». Et si ce n’était pas au programme, ils n’en entendraient même pas parler…

     Alors comment faire pour leur transmettre Molière ? Faut-il le mettre au goût du jour, est-ce là intelligence ou facilité ?

     

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     Les collégiens sont fort agités avant le début de la représentation et ils le sont encore au début du spectacle. Le côté « téléréalité » plaît tout de suite : ils rient beaucoup, et on se dit d’abord que ce n’est pas forcément pour les bonnes raisons. Mais au bout d’une demi-heure, un silence religieux règne. Le dilemme d’Alceste (comment vivre dans un monde qu’on trouve dégoûtant sans en être atteint au point de se dégoûter soi-même de la vie et de dégoûter les autres de soi) leur parle très évidemment, le héros hérissé comme un cactus leur est un frère.

     Le pari : comment transmettre les grands textes à un public qui n’y est pas d’emblée réceptif et les verrait sans grand regret et même avec  soulagement partir à la poubelle (soyons actuels, la culture française n’est qu’un musée…) est donc gagné, comme le montrent les applaudissements enthousiastes à la fin du spectacle.

     Quelques semaines plus tard, mon petit fils de 17 ans m’appelle pour me dire que son oral de bac français s’est bien passé. Il a eu Andromaque. Sa parole jusque-là verrouillée s’est libérée juste à temps et c’est, dit-il, parce que je l’ai emmené voir Le Misanthrope –ce Misanthrope-là. Quand à son frère un peu plus jeune, il veut faire son stage d’études au théâtre - ce théâtre-là - dans quelques mois.

     Ce que j’essaie de dire, ce n’est pas qu’il s’agit d’un Misanthrope pour ados. Mais d’autres Misanthrope se donnent ici ou là, alors pourquoi celui-ci ? Sa vertu particulière, au delà mais aussi à cause de la générosité des comédiens,  consiste en sa faculté de renouveler les spectateurs et d’amener au théâtre, quand il est temps de les y intéresser, des êtres dont le goût se forme.

     Pourquoi se donner tant de mal pour transmettre ces grands textes à ce public ? Pour qu’il ne soit pas déjà dégoûté du monde…

                                                                                                       Catherine Rihoit

    Le Misanthrope de Molière mis en scène par Laetitia Leterrier est joué au off d'Avignon du 5 au 27 juillet.

    photo par Frederic Cottel avec l'aimable autorisation de la compagnie

  • Pur et dur

    J'avais vu une première fois cette mise en scène du maitre de Santiago ici même en 2006.

    Cette fois ci, mon ami Gilles en rend compte:

     On ne sera jamais assez reconnaissant à Jean-Luc Jeener de donner, avec un budget quasi nul, trois fois plus de chefs-d’œuvre classiques (au sens large) en une saison que la Comédie-Française.  Bien que ne tournant pas le dos aux auteurs officiels (Molière, Shakespeare, Racine, Genet, Beckett…) chers à la nomenklatura culturelle, il exhume aussi des œuvres de dramaturges moins en cour, voire quasiment enterrés, comme Corneille, Claudel, Giraudoux ou Montherlant. Ce faisant il œuvre pour la survie de la culture, la vraie, celle qui procède de la rencontre entre un auteur unique, avec ses passions, ses obsessions et ses idiosyncrasies, et un public d’hommes libres désireux de se construire et d’en savoir plus sur eux-mêmes et sur le monde.

    L’œuvre de Montherlant repose sur une observation minutieuse de l’existence et sur le souci absolu de la vérité humaine. De cette observation (qu’on peut apprécier dans des œuvres quasiment naturalistes comme Les jeunes filles ou Les célibataires), il tire une morale et une métaphysique. Cette dernière repose sur la tension permanente entre un panthéisme nietzschéen, une animalité assumée  (Pasiphaé, Le songe, Les bestiaires, etc), et une vision détachée et nihiliste de l’existence qui le rapproche des stoïciens, des mystiques espagnols et des jansénistes (Mors et Vita, Explicit Mysterium). Cette apparente contradiction n’en est pas une, puisqu’elle caractérise notre condition humaine ; mais, chez Montherlant, elle débouche sur une morale, qu’il qualifie de morale de l’alternance, et qui constitue une sorte de bréviaire permettant de concilier recherche du bonheur et acceptation lucide de notre condition de mortels. Il s’agit en somme d’agir selon ses passions, comme si on les prenait au sérieux, tout en se ménageant une porte de sortie, une stratégie d’esquive, parce qu’on sait bien que l’existence ne l’est pas.

    Si le héros d’une œuvre de fiction autobiographique – Alban de Bricoule, Costals – se doit donc de pratiquer constamment cet exercice spirituel, au théâtre il est tentant pour l’auteur de se dédoubler, transformant ainsi la pratique de l’alternance en conflit entre des personnages pouvant susciter un intérêt dramatique. C’est sur ce principe que repose Le Maître de Santiago. Don Alvaro, austère « moine-soldat », aspire à la pureté et à la transcendance divine. Il vomit l’Espagne de son temps qu’il considère comme corrompue. Il ne désire plus que s’abîmer en Dieu. Les autres chevaliers de l’ordre disent oui à la vie. Ils rêvent de conquêtes, de pouvoir ; ils ne dédaignent pas la richesse ; ils veulent le bonheur de leurs enfants et acceptent les lois de l'existence. L’un d’entre eux, Don Bernal, par calcul, parce qu’il veut que son fils épouse la fille de Don Alvaro, et que celui-ci s’enrichisse afin de la doter, tente de convaincre Alvaro d’aller briguer argent et pouvoir dans le Nouveau Monde. Rien n’y fait, pas même l'objection évidente que cette exigence n'est qu'une forme d'orgueil.  L'homme est déjà dans l'au-delà; les affaires terrestres ne lui sont plus qu'une nuisance.

    De nos jours ce théâtre d'idées passe paradoxalement mieux à la scène qu'à la lecture; incarnés dans des personnages, les considérations éthiques et métaphysiques, les principes généraux n'en acquièrent que plus de force -- surtout s'ils s'opposent les uns aux autres.  Les valeurs portées par l’œuvre de Montherlant sont si éloignées de l'esprit contemporain qu'elle gagnent en crédibilité, exprimées par des personnages en chair et en os.  La mise en scène et les acteurs -- compétents voire excellents -- sont tout entiers au service du texte. Le décor se réduit à quelques braseros, qui enfument progressivement la pièce, tout en s'éteignant petit à petit, les uns après les autres. Évocation saisissante des conditions de vie au début du XVIe siècle, mais aussi symbole.  La poésie des phrases sonne, les forces vitales et spirituelles se heurtent. La pièce se termine par un long épilogue élégiaque, marqué par le christianisme le plus sombre,  celui de l'Ecclésiaste et de Pascal, après que le personnage principal eut convaincu sa fille, elle qui incarne l'amour de la vie, de se sacrifier pour le rejoindre dans son culte intransigeant du Néant.

    Le maitre de Santiago d'Henry de Montherlant mis en scène par Patrice Le Cadre, vu au théâtre du Nord Ouest le 9 juin 2014.

    Gilles

    Postface au compte rendu de Gilles:

    Ici est choisie l’épure, et ainsi tout est bien. Le texte file droit, sans trop d’effet ni de diversions, vers une conclusion inévitable : le refus de la vie. L’économie de décors et d’accessoires dit l’ascèse et la pauvreté. N’est laissé que ce qui prend  du sens : l’épée, la croix…  De rares lumières percent  l’obscurité,  jugements et  décisions sont difficiles. Juste, la mise en scène autorise assez d’humanité à l’interprétation pour éviter que le propos ne devienne  insupportablement  sec, qu’il soit intense au contraire. C’est même une pièce où l’on se touche beaucoup, comme pour s’excuser de l’affrontement des idées, pour se consoler et s’assurer de rester encore soi-même un peu vivant.

    L’essentiel est qu’il s’agit d’une belle pièce politique, car elle a la rare qualité de ne pas être manipulatoire, dans le sens où le spectateur peut faire son choix. Si l’auteur et le metteur en scène ne le font pas, Il est sain pour le spectateur  de prendre parti, en regard des enjeux que la pièce peut agiter aujourd’hui. Ces enjeux ne sont plus ceux de L’Espagne du XVI° siècle, ni même ceux du contexte colonial  contemporain de l’écriture de la pièce. Comme tout un chacun, je ressens comme il est tentant de céder aujourd’hui au dégout de la politique, de se détourner de la chose publique et de s’abstenir, pour affirmer sa propre intégrité. C’est sans doute la voie la plus facile. Mais aujourd'hui j’ai plutôt envie d’en finir avec Don Alvaro !

    Guy

  • Ghosts before Breakfast

    Dans l’obscurité d’une salle de cinéma.

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    L’écran tout illuminé d’une lumière orange, la composante jaune réfugiée au milieu, la composante rouge en gardienne des lisières.

    Au pied de l’écran, la scène où officie Meryll Ampe, artiste sonore, qui taillade dans des sons récoltés dans le monde pour offrir un continuum bruitiste étrangement familier.

    Dans la salle surgissent de la nuit deux figures parées de diodes cubitales. Dans cette pénombre, ces lumières fixés aux bras des danseurs sont des phares mouvants qui ressortent comme des ossements blancs dans une poussière noire. Les bras, porteurs de lumière, captent toute l’attention.  Les mouvements des autres parties du corps sont devinés plus qu’ils ne sont vus lorsqu’ils déploient ce ballet géométrique accompagné de la prestation sonore en train d’être créée.

    L’expérimentation musicale développe son paysage en interaction avec l’expérimentation chorégraphique. La danse s’invente dans un territoire de contraintes, l’obscurité, l’espace d’un cinéma non pensé pour une prestation de spectacle vivant, le public habitué à la scène techno. Nous sommes dans un laboratoire.

    C’était 'Extension du Domaine du Jeu' de la Cie Keatbeck, en duo avec Meryll Ampe, présenté au cinéma Balzac le 7 mars lors de la soirée Champs Magnétiques organisée par le collectif Supernova.

    François

    Photo avec l'aimable autorisation de la compagnie.

  • Plein la Gueule

    Une contribution de mon ami Marc Hivernat:

    Il m'arrive rarement de prendre le temps et le soin de parler des spectacles que j'ai la chance (et moins encore la malchance…) de voir ! Mais la création de LA GUERRE, TITRE PROVISOIRE, à laquelle j’ai assisté dernièrement, force autant le respect et la réflexion que l'admiration car le théâtre - cet art de nous « re-présenter » le réel - prend ici tout son sens et puise toute sa force pour nous en mettre plein la gueule, les yeux, les oreilles et la tête !

    théâtre


    La situation de départ (des plus simples, ce qui est souvent un gage de réussite et d'intelligence) est celle d’un huis-clos entre deux protagonistes : d’une part, Serge, correspondant  de guerre en mission, affectivement et technologiquement coupé du monde, reclus dans la chambre dévastée d’un vague hôtel planté au milieu des décombres d'une ville (imaginaire mais pourtant bien réelle) et d’autre part la Caméra, sa vieille compagne de route mais aussi ce media qui l’observe, cet outil qui l’enregistre pour finalement devenir le témoin morne et le confident  médiatique de ses propres turpitudes et réflexions.

    L’excellence est ici au rendez-vous… à tous points de vue !

    D’abord, parce qu’il y a le texte de Miguel Angel SEVILLA, auteur contemporain  dont la réflexion intelligente, l’écriture malicieuse et le style ciselé produisent tous ensemble un verbe si organique qu’on ne fait pas que l’entendre. On le voit, on le boit et on le respire aussi tant il emplit littéralement  l’espace du théâtre. Ses mots nous percutent comme autant de balles perdues, souvent les plus redoutables.

    Ensuite, parce que cette création est le fruit d’une collaboration fusionnelle entre son auteur, son interprète et son metteur en scène. Le dispositif scénique conçu et dirigé par Gabriel DEBRAY (avec le très beau travail technique d’Anton LANGHOFF au son et de Jacques BOÜAULT à la lumière) est aussi efficace que sensible et tout entier dévolu à dégoupiller les situations du drame comme des grenades, tirer des rafales de vérités toutes crues sur le public et atteindre chacun en plein cœur avec des mitrailles de doutes et de confessions intimes. La guerre, les medias, la politique, l’endroit et l’envers, l’amour et l’amitié, le sens et l’illusion de la vie… tout y passe ! C’est fort et percutant, rude et touchant, et le tout sans tricherie, même si l’on sait que c’est « pour de rire » (ce dernier n’est d’ailleurs pas exclus même s’il est amer) comme diraient les enfants qui « jouent à la guerre ». Sauf que, justement, on est au théâtre : le seul endroit où le mensonge et l’illusion sont des vérités !

    Enfin, il faut saluer la performance (car c’est bien là le mot !) de Vincent VIOTTI qui, dans le rôle de Serge,  non seulement révèle toute l’humanité, fragile et contradictoire, d’un type tout en  intimité, planqué sous la carapace d’un baroudeur de guerre à qui on ne la raconte pas, mais sait aussi, et d’une façon incroyable, servir sa partenaire, la Caméra, au point de la rendre quasi humaine…

    Bref, l’ensemble est juste et  vrai, affolant et intelligent, malin et séduisant, écœurant et brillant mais je n’en dis pas plus… vous verrez bien ! Car vous irez voir ce spectacle. Il faut aller voir ce spectacle : outre la satisfaction d’une soirée réussie, c’est un devoir civique mondial, un impératif d’hygiène mentale, une question d’éthique personnelle. Vivre la guerre au spectacle, c’est tout le mal que je vous souhaite !

    Marc

    La Guerre titre provisoire de Miguel Angel Sevilla, m.e.s. par Gabriel Debray au Local les vendredi/samedi/dimanches du 29/11 au 22/12.

    Photo par Michèle Laurent avec l'aimable autorisation du théâtre

  • La vie et le temps...

    A l'occasion de la présentation des épisodes 1 à 4 au Nouveau théâtre de Montreuil, Rediffusion d'un texte de notre ami François, à propos de Life and Times, mis en ligne le 12 décembre 2010...

    Life and Times Episode 1 proposé par la compagnie new-yorkaise Nature Theater of Oklahoma (NTO) est un spectacle étrange, long d’environ 3 heures, mis en scène sous forme de comédie musicale, tout le texte étant chanté. Il raconte l’histoire autobiographique de Kristin, une des actrices de la troupe, depuis l’âge de ses plus vieux souvenirs jusqu’à l’âge de 8 ans. Le spectacle commence avec une seule actrice, rejointe après un long moment par deux autres filles et enfin par 3 acteurs masculins. Aucun ne joue un personnage précis et chacun chante des morceaux de l’histoire personnelle et autobiographique de Kristin. Comme dans toute bonne comédie musicale, le chant s’accompagne d’une chorégraphie, qui dans ce cas précis, est inspirée de spectacles de masse comme la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques ou un défilé des Spartakiades, les jeux sportifs qu’a connu le metteur en scène Pavol Liska dans son enfance en Slovaquie communiste. Les acteurs sont vêtus d’un uniforme identique, les femmes portent le foulard rouge des pionniers soviétiques.

    Life and Times est un projet gigantesque, conçu en 10 épisodes étalés sur 10 ans. Le 2ème épisode vient d’être monté le mois dernier à Vienne mais c’est le premier épisode qui sera à l’affiche en janvier prochain à Paris. Tous les spectacles du NTO ont pour point de départ une question portant sur la notion de récit et sont construits à partir d’histoires racontées par les membres de la troupe ou des proches, dans une logique de ‘ready-made’.

    Pour Life and Times, les deux metteurs en scène Pavol Liska et Kelly Cooper, fascinés par les enregistrements sonores, ont demandé à Kristin de leur raconter sa vie au téléphone, en la découpant en 10 portions d’une durée totale de 16 heures. Episode 1 est la restitution INTEGRALE de la première partie de cet enregistrement. Intégrale car absolument toutes les paroles prononcées sont restituées y compris les ‘aah…eeuh’,’ you know’ , ‘hummm’ dont est parsemé le récit. Rien n’est modifié, ajouté ou soustrait. La chorégraphie des acteurs se développe selon une programmation aléatoire, chaque acteur devant exécuter des instructions figurant sur un panneau pris au hasard dans une pile par une femme assise devant la scène.

    La forme chantée et musicale donne l’impression de se retrouver quelques siècles en arrière dans un château médiéval pour y assister à un spectacle de ménestrels chantant à la gloire de quelque héros oublié. Ou même à écouter les exploits épiques de l’Iliade et l’Odyssée. La tradition des récits oraux est une source d’inspiration certaine pour Kelly et Pavol. Chaque spectateur réagit à sa façon face à ce récit ordinaire amplifié jusqu’à en devenir lui aussi épique dans l’esprit de son auteur et des metteurs en scène, comme d’ailleurs face à tout ce qui se passe sur scène car tout est sujet à libre interprétation, aucune signification n’est imposée. Mais on imagine que chacun se retrouve plongé plus ou moins profondément dans sa propre enfance, confronté à des joies ou des douleurs depuis longtemps oubliées. Devant cette scène où défilent le récit de ces souvenirs accompagné de cette chorégraphie abstraite, nous nous retrouvons face à ce qui nous a constitué comme individus, engagés dans une sorte d’autoanalyse. La durée – longue-  du spectacle est manifestement un moyen utilisé par Pavol et Kelly pour nous toucher, pour que nos défenses naturelles face à l’apparemment insignifiant tombent et pour que nos sortions transformés par l’expérience.  

     Life and Times Episode 1, spectacle vu au Kaaitheater de Bruxelles.

    A l’affiche au théâtre des Abbesses à Paris du 11 au 15 janvier 2011.

    François