Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Pur et dur

J'avais vu une première fois cette mise en scène du maitre de Santiago ici même en 2006.

Cette fois ci, mon ami Gilles en rend compte:

 On ne sera jamais assez reconnaissant à Jean-Luc Jeener de donner, avec un budget quasi nul, trois fois plus de chefs-d’œuvre classiques (au sens large) en une saison que la Comédie-Française.  Bien que ne tournant pas le dos aux auteurs officiels (Molière, Shakespeare, Racine, Genet, Beckett…) chers à la nomenklatura culturelle, il exhume aussi des œuvres de dramaturges moins en cour, voire quasiment enterrés, comme Corneille, Claudel, Giraudoux ou Montherlant. Ce faisant il œuvre pour la survie de la culture, la vraie, celle qui procède de la rencontre entre un auteur unique, avec ses passions, ses obsessions et ses idiosyncrasies, et un public d’hommes libres désireux de se construire et d’en savoir plus sur eux-mêmes et sur le monde.

L’œuvre de Montherlant repose sur une observation minutieuse de l’existence et sur le souci absolu de la vérité humaine. De cette observation (qu’on peut apprécier dans des œuvres quasiment naturalistes comme Les jeunes filles ou Les célibataires), il tire une morale et une métaphysique. Cette dernière repose sur la tension permanente entre un panthéisme nietzschéen, une animalité assumée  (Pasiphaé, Le songe, Les bestiaires, etc), et une vision détachée et nihiliste de l’existence qui le rapproche des stoïciens, des mystiques espagnols et des jansénistes (Mors et Vita, Explicit Mysterium). Cette apparente contradiction n’en est pas une, puisqu’elle caractérise notre condition humaine ; mais, chez Montherlant, elle débouche sur une morale, qu’il qualifie de morale de l’alternance, et qui constitue une sorte de bréviaire permettant de concilier recherche du bonheur et acceptation lucide de notre condition de mortels. Il s’agit en somme d’agir selon ses passions, comme si on les prenait au sérieux, tout en se ménageant une porte de sortie, une stratégie d’esquive, parce qu’on sait bien que l’existence ne l’est pas.

Si le héros d’une œuvre de fiction autobiographique – Alban de Bricoule, Costals – se doit donc de pratiquer constamment cet exercice spirituel, au théâtre il est tentant pour l’auteur de se dédoubler, transformant ainsi la pratique de l’alternance en conflit entre des personnages pouvant susciter un intérêt dramatique. C’est sur ce principe que repose Le Maître de Santiago. Don Alvaro, austère « moine-soldat », aspire à la pureté et à la transcendance divine. Il vomit l’Espagne de son temps qu’il considère comme corrompue. Il ne désire plus que s’abîmer en Dieu. Les autres chevaliers de l’ordre disent oui à la vie. Ils rêvent de conquêtes, de pouvoir ; ils ne dédaignent pas la richesse ; ils veulent le bonheur de leurs enfants et acceptent les lois de l'existence. L’un d’entre eux, Don Bernal, par calcul, parce qu’il veut que son fils épouse la fille de Don Alvaro, et que celui-ci s’enrichisse afin de la doter, tente de convaincre Alvaro d’aller briguer argent et pouvoir dans le Nouveau Monde. Rien n’y fait, pas même l'objection évidente que cette exigence n'est qu'une forme d'orgueil.  L'homme est déjà dans l'au-delà; les affaires terrestres ne lui sont plus qu'une nuisance.

De nos jours ce théâtre d'idées passe paradoxalement mieux à la scène qu'à la lecture; incarnés dans des personnages, les considérations éthiques et métaphysiques, les principes généraux n'en acquièrent que plus de force -- surtout s'ils s'opposent les uns aux autres.  Les valeurs portées par l’œuvre de Montherlant sont si éloignées de l'esprit contemporain qu'elle gagnent en crédibilité, exprimées par des personnages en chair et en os.  La mise en scène et les acteurs -- compétents voire excellents -- sont tout entiers au service du texte. Le décor se réduit à quelques braseros, qui enfument progressivement la pièce, tout en s'éteignant petit à petit, les uns après les autres. Évocation saisissante des conditions de vie au début du XVIe siècle, mais aussi symbole.  La poésie des phrases sonne, les forces vitales et spirituelles se heurtent. La pièce se termine par un long épilogue élégiaque, marqué par le christianisme le plus sombre,  celui de l'Ecclésiaste et de Pascal, après que le personnage principal eut convaincu sa fille, elle qui incarne l'amour de la vie, de se sacrifier pour le rejoindre dans son culte intransigeant du Néant.

Le maitre de Santiago d'Henry de Montherlant mis en scène par Patrice Le Cadre, vu au théâtre du Nord Ouest le 9 juin 2014.

Gilles

Postface au compte rendu de Gilles:

Ici est choisie l’épure, et ainsi tout est bien. Le texte file droit, sans trop d’effet ni de diversions, vers une conclusion inévitable : le refus de la vie. L’économie de décors et d’accessoires dit l’ascèse et la pauvreté. N’est laissé que ce qui prend  du sens : l’épée, la croix…  De rares lumières percent  l’obscurité,  jugements et  décisions sont difficiles. Juste, la mise en scène autorise assez d’humanité à l’interprétation pour éviter que le propos ne devienne  insupportablement  sec, qu’il soit intense au contraire. C’est même une pièce où l’on se touche beaucoup, comme pour s’excuser de l’affrontement des idées, pour se consoler et s’assurer de rester encore soi-même un peu vivant.

L’essentiel est qu’il s’agit d’une belle pièce politique, car elle a la rare qualité de ne pas être manipulatoire, dans le sens où le spectateur peut faire son choix. Si l’auteur et le metteur en scène ne le font pas, Il est sain pour le spectateur  de prendre parti, en regard des enjeux que la pièce peut agiter aujourd’hui. Ces enjeux ne sont plus ceux de L’Espagne du XVI° siècle, ni même ceux du contexte colonial  contemporain de l’écriture de la pièce. Comme tout un chacun, je ressens comme il est tentant de céder aujourd’hui au dégout de la politique, de se détourner de la chose publique et de s’abstenir, pour affirmer sa propre intégrité. C’est sans doute la voie la plus facile. Mais aujourd'hui j’ai plutôt envie d’en finir avec Don Alvaro !

Guy

Commentaires

  • Merci pour cette analyse intelligente et sensible. L'air du temps commence en effet à en fatiguer plus d'un...

Les commentaires sont fermés.