Regards sur la création de « Fresque, femmes regardant à gauche » par Paco Dècina et la compagnie Post-Retroguardia.
Episode 3 : Dans la Réserve, sans Paco
C’est après le filage. C’est une semaine, ou quelques jours plus tard. Paco est resté en bas, dans la « Galerie », dans le noir.
Nous montons. Nous- Jérôme et moi- et quatre danseurs, dans la « Réserve »: la plus petite salle, en haut, tout en haut par l’ascenseur, sous les toits.
Nous sommes arrivés tout en haut, et la lumière est là. Beaucoup de lumière, assez de lumière pour que les danseurs travaillent leur soli, assez de lumière pour que Jérôme conjure le flou, beaucoup de lumière, et je vois.
Paco n’est pas là, les souris dansent, mais elles dansent sérieusement. Utilisent toute la profondeur de la scène.
Tout devant, en duo: Jesus Sevari et Vincent Delétang. Chacun à son tour est le creux de l’autre. Chacun son tour à l’issue d’un retournement lance à l’autre un geste inattendu du bras- une gifle quasiment- l’autre alors s’affaisse, s’efface, du haut du corps, de la tête. Silencieusement. Chaque fois, je n’y crois pas.
Au second plan Chloé Hernandez, jambes longues et déliées, toute en rapidité, conclut- et bute encore parfois- sur quelque chose de surprenant, de spectaculaire, corps à l’envers.
Au fond, trop loin, Takashi Ueno. Près du sol plus abrupt, très physique et étrange, il travaille avec les mains. A regarder, c’est encore un mystère.
Je vois trois actions à la fois. Au commencement les danseurs ne semblent pas les uns et les autres se voir. Chacun est concentré sur son espace. Sortie d’un ipod, juste la musique, banale et consensuelle, se partage. Ils commencent et recommencent, essaient et se trompent, et encore recommencent. Vincent à la recherche d’un geste de la main comme pour attirer, sans la toucher, Jesus à ses pieds. Comme pour faire rebondir un ballon de basket? Pour trouver ces gestes, ils semblent toujours à la recherche d’invisibles évidences. Qui obéiraient à d’inexplicables critères. Ou ils recherchent des gestes qui soient possibles, tout simplement: Vincent et Jésus entament un pas ensemble…finissent par se coincer les bras. Rires, ils recommencent, autrement.
Ce sont Jesus et Vincent qui les premiers parlent en duo, quand leurs gestes ne se comprennent pas suffisamment. Puis Chloé, qui travaille toujours son mouvement spectaculaire jusqu’à le réussir en apparence, s’interroge à haute voix : « Ca ne fait pas trop cirque ? ». Dit elle cela juste pour se rassurer elle-même? Ou est-ce un appel ? Les autres s’arrêtent de danser. Ils l’aident, suggèrent, ou la confortent, lui permettent de poursuivre dans le sens de ce qu’elle avait décidé.
Paco n’est pas là. A portée de portable, mais toujours loin quand même, en bas, dans la Galerie. En haut ici dans la Resserre; Jesus, Vincent, Chloé, Takashi créent Fresque, ou des morceaux: « Pour ces soli, Paco nous donne juste des directions très générales et c’est nous qui proposons. Nous sommes la matière, nous apportons la matière, nos gestes sont la matière, mais Paco la sculpte…et ce qui est génial c’est que cela devient vraiment du Paco Dècina. »
Les quatre danseurs créent depuis une heure et ensemble. Chacun à un moment le chorégraphe des autres danseurs, ils travaillent maintenant autant du regard et de la voix. Ils montrent, laissent voir de l’inattendu. Le filage est oublié loin derrière, ils tirent des fils. Jesus est d’une irrésistible sérénité, Vincent rit encore, rit souvent, Takashi lui aussi, d’autant qu’il ne semble pas trop bien parler français. Les trois autres l’invitent et lui demandent de montrer son solo.
Puis chacun de son coté fait à nouveau travailler son propre corps. Les corps- hors représentation- s’autorisent à vider des litres d’Evian, à souffler bruyamment et à ne pas cacher douleurs et fatigues. Les danseurs épuisent ces mêmes séquences d’une minute, une minute trente. Je ne m’attends toujours pas, même après les avoir faire vu dix fois, aux enchaînements de Takashi, à la « gifle » de Jesus et Vincent, à la figure de Chloé.
Je découvre ce degré de liberté que je ne soupçonnais pas avant. Que la danse d’abord vient d’eux. Eux qui semblent parfois comme de grands enfants, qui montrent tous entre 25 et 30 ans, qui volent deux minutes pour fumer un clope, qui rient et esquissent des pas hip hop.
Ils apportent les gestes…d’où vient la mémoire de leurs corps? Durant cette répétition, d’où viennent ces gestes qu’ils répètent ? Qu’en restera-t-il dans Fresque?
A suivre…
Photos de Jerôme Delatour, a voir en intégralité sur Images de danse.
Merci à Paco Dècina et à la compagnie Post-Retroguardia, et au T.C.I., ainsi que, pour leurs relectures, à Pascal Bely et Jérôme Delatour.
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