Regards sur la création de « Fresque, femmes regardant à gauche » par Paco Dècina et la compagnie Post-Retroguardia.
Episode 4 : Que font ils aujourd'hui?
Nulle part ici dans le studio de crayon, de cahier, de dessins, de calendrier. Ni de caméra, ni d’ordinateur. Pas de paper–board, nulle notation, ni partition. Juste encore des fringues jetées partout. Zéro tracabilité.
Seuls les deux visiteurs d’aujourd’hui travaillent à l’aide-mémoire. C'est-à-dire avec un stylo (moi-même), avec un appareil photo (Jérôme). Ceux qui créent Fresque, le font juste avec leurs corps, et leurs têtes.
Nous les regardons: Paco Dècina et les danseurs au grand complet- Vincent Deletang, Takashi Ueno, Jesus Sevari, Orin Camus, Noriko Matsuyama, Chloé Hernandez, Silvère Lamotte- qui ensemble travaillent une scène. Une scène qui d’ailleurs ne porte pas de nom, qui n’a pas non plus de numéro. C’est juste « la scène d’après ». Ils répètent, et se souviennent des gestes déjà répétés, la veille, avant. Plus ou moins. L’un des garçons suspend son mouvement au moment où Paco lui fait remarquer: «Tu devrais faire comme tu faisais hier, tu sais…Ca fonctionnait mieux ! ». Ce qu’il faisait hier, en l’occurrence il l’a oublié. La vraie question, c'est plutôt: comment se souviennent-ils de tout le reste?
Doute. Je note une autre question à poser à tout à l’heure, lors de la pause, à Paco: pourquoi est-ce cette scène qu’il répète aujourd’hui, maintenant. Pourquoi celle-ci précisément- même si d’ailleurs cette scène ne porte pas de nom- et non n’importe quelle autre, parmi cinquante, ou cent?
Au moins une chose est établie: aujourd’hui nous sommes au studio Blanca Li. Rue des Petites Ecuries, au dessus d’un Franprix, dans un quartier populaire, africain, affairé de Paris. Un lieu que Catherine a loué pour la semaine. Encore que nous pourrions être n’importe où. Lorsqu’à la pause, nous évoquerons les répétitions de la semaine suivante, Paco parlera de Micadanses. Raté. Tout le monde, sauf Paco, semble savoir qu’en fait ce sera au C.N.D. Moi compris, qui garde précieusement le planning, établi par Catherine, des lieux de répétition.
Petit bond en avant. Tout à l’heure Paco me répondra, concernant la scène à répéter, que ce matin même, il n’avait rien décidé. Puis qu’il fit son choix «en fonction de l’énergie des danseurs». Concernant les jours à venir, cela semble tout aussi indéterminé. Quand même, Paco reconnaît qu’en janvier, de retour au T.C.I.,à l’approche des représentations, avec la lumière, la musique, la vidéo, le calendrier sera plus resserré.
Flash back sur la dernière visite au T.C.I. . Paco, dans l’ombre, semblait alors plus dans le calendrier, plus conscient de l’horloge, plus préoccupé, moins enjoué. Grondait une danseuse qui était arrivée un quart d’heure en retard, pas échauffée. L’environnement du théâtre le ramenait-il à une conscience plus aigue des échéances?
Flash forward, encore plus tard: Chez moi, je consulte le gros bouquin de Rosita Boisseau avec sa sélection de 90 chorégraphes. A chaque chorégraphe son illustration. Beaucoup d’entre eux ont fourni des reproductions de cahiers de croquis, de dessins préparatoires, de descriptifs, de listes, ou d’autres documents de travail. A la page 147 (de l’édition 2006), celle qui concerne Paco Dècina, on trouve un dessin représentant…l’union Yin-Yang du Ciel et de la Terre.
Tout vient d’ailleurs. Ou de dedans. Et par des voies détournées
Ici et maintenant, les danseurs travaillent, donc de mémoire, sans filet. Dans tous les sens. C’est un paradoxe, fascinant. La scène qui n’a pas de nom dure deux ou trois minutes. Elle se précipite, vive et complexe, les sept danseurs s’y plongent en même temps. Tout se joue avec une grande précision et je ne comprends pas de quelle manière ils tendent déjà vers l’exactitude. Chacun doit anticiper bien en amont ses mouvements afin d’arriver au bon moment pour rencontrer l’autre. Comment y parviennent ils ? Et la musique bourdonne, sans offrir de repères.
Le résultat, plutôt le travail en son état actuel, enivre. Les actions à suivre, multiples, se chevauchent comme des partitions simultanées et légèrement dissonantes. Avec des diagonales, des accélérations, des convergences. Comme suspendu en son centre, il y a dans cette minute un instant remarquable: quand Jesus s’envole, soulevée par les reins d’Orin. Un autre moment me semble tomber à plat, tel que vu maintenant. Lorsque, pour conclure, Chloé, Orin, Noriko, forment ce qui à mes yeux ressemble à un tas. Ils semblent moyennement enthousiastes. Je constate, un peu plus tard, que Paco ne semble pas convaincu lui non plus.
L’heure et demi qui passe est consacrée à ce qu’on pourrait appeler des ajustements, plus sur du rythme (du souffle?) que du mouvement. L’usinage de la matière brute de la danse, mais d’une manière qui conduirait tout droit à la folie un consultant en productivité. Même si on découvre que Paco a été ingénieur, si on en croit sa bio.
Paco s’implique de la voix. Avec son accent italien, en français, en anglais. Ecoute les danseurs, interroge, stimule, s’exclame. D’une manière toujours délicieusement oblique…«Est ce qu’on peut avoir ici une résonance?» « Là, il faudrait que tu ouvre l’espace ». Sur le papier, lu après, hors contexte, cela ne veut strictement rien dire. Si juste ramené au contenu. Mais à l’œuvre, dans la relation et l’instant, cela se cale avec beaucoup de grimaces, d’exclamations, d’onomatopées. La communication analogique triomphe sur le langage numérique. Jérôme prend une photo spectaculaire, qui sera dévoilée à son heure. Paco s’implique avec le corps aussi, se jette dans la mêlée d’une roulade, se fait un peu mal. Il chante aussi, lorsqu’il danse.
Il faudra décrire, une autre fois, comment les danseurs réagissent, communiquent, il faudra parler de leur grand sérieux.
A la pause, Jérôme évoque notre visite dans la réserve, nous avions alors pris conscience de la grande autonomie laissée aux danseurs. Il demande à Paco qui doit être considéré comme créateur de la pièce. Paco décale sa réponse « Il n’y a pas eux et moi, il y a juste la pièce, Les mouvements ne sont pas la danse, les mouvements rendent visibles la danse ».
Confirmation de ce que je ressens du projet: Ici il ne s’agit pas vraiment d’élaborer il s’agit plutôt de révéler. Montrer ce que voient les trois femmes de la fresque? Lorsque nous nous sommes rencontré la première fois Paco ma parlé de rêve, de rêve éveillé. On y reviendra. Mais aujourd’hui Paco me dit ne jamais rêver de danse. Ses rêves parlent d’autres choses, et l’inspirent…indirectement
Jérôme, dans la vie, est conservateur et historien. Depuis un certain temps il s’efforce de retrouver trace de la fameuse fresque d’Herculanum, dans des livres d’art, sur internet. Mais à ce jour sans succès. Jérôme est persuadé que cette photo reprise sur le dossier de presse, avec les trois femmes qui regardent vers la gauche, vers d’invisibles objets, ne montre que le détail d’un ensemble plus grand. Il pense qu’il existe, dans un musée, quelque part, une autre partie de cette fresque, et que nous pourrions y découvrir ce que les trois femmes regardent.
Je parierais que non. Ce n’est qu’une intuition. Mais je suis convaincu que ce vis-à-vis, à supposer qu’il ait vraiment existé, est perdu à jamais. Rendu à notre imagination. Que le point de départ de Fresque ne peut être un point de repère fixe et tangible. C’est à mon avis un rêve, flou, un désir, que la danse doit rendre à la visibilité.
Guy Degeorges
Photos de Jerôme Delatour, a voir en intégralité sur Images de danse.
Merci à Paco Dècina et à la compagnie Post-Retroguardia, et au T.C.I..
Le prochain épisode est diffusé ici, bientôt...
lire le prologue, l'épisode 1, l'épisode 2, l'épisode 3, l'épisode 5, l'épisode 6, l'épisode 7 , les bonus...
Commentaires
Je ne lis ton article que maintenant et j'adore ce billet : il y a beaucoup de choses qui me parlent énormément et qui mettent des mots à ce que j'ai ressenti dans des expériences similaires d'observatrice de créations en cours.
Merci beaucoup pour tes encouragements.
Il y a en ce moment une petite pause, pour des raisons d'agenda de part et d'autre, la compagnie répete actuellement Indigo, qu'elle joue à Marseille samedi prochain le 13.
On continue la semaine prochaine.