http://unsoirouunautre.hautetfort.com/archive/2016/02/06/entretiens-avec-katalin-patkai-4-episode-5756170.htmlDans cet épisode: Hygiène de vie-Ascendance- Hongrie- Fréquentations artistiques- Nadj- 1eres leçons- Rock Identity- Encore Jim Morrison- Cantat- Le centre du danseur
Guy : Ton corps est ton outil de travail. Suis-tu des règles d’alimentation particulières?
Katalin : Normalement je devrais observer un mode de vie sain…. Mais avec les enfants ce n’est pas évident. Et parfois, en ce moment par exemple, je perds l’appétit. Je ne compte pas mes calories, c’est au pif. Je mange de tout, à l’instinct. Légumes, fruits, féculents, viandes. J’ai appris qu’ayant un type sanguin 0+, j’avais besoin de viande. Je n’ai pas les moyens d’aller toujours dans les magasins bios. De toute façon, je ne veux pas obéir au terrorisme alimentaire. Je trouve ça maladif. Je ne pense pas que je sois ce que je mange. Quand j’étais en stage en Belgique, on nous préparait de la cuisine macrobiotique, les stagiaires n’avaient pas le choix… et certains allaient manger du « junk food » à côté.
Guy : Et tu sais dépouiller un lapin et préparer le civet, comme tu l’as fait sur scène dans « C’est pas pour les cochons » ?
Katalin : Oui et non. Je tiens la recette d’une fermière. Pourtant des gens dans le public m’ont dit que je ne faisais pas comme il fallait. Mais je sais assez bien cuisiner.
Guy : Tu sembles plus mince aujourd’hui qu’il y a quelques années, avant d’avoir eu tes enfants.
Katalin : Oui, quand on vieillit, on fond ! On perd les rondeurs de sa jeunesse. C’est vrai que ce n’est pas le cas pour tout le monde.
Guy : Tu ne te drogues pas… Est-ce que tu bois, est-ce que tu fumes, comme ces danseurs que j’ai vus à une répétition se précipiter dehors à la pause pour fumer leur clope ?
Katalin : Ces derniers temps, mon compagnon Benjamin était à Avignon pour le travail et je suis restée toute seule avec les enfants. J’aime bien boire, mais pas toute seule. Donc je saisis des occasions, comme l’autre jour, entre femmes au jardin partagé. Dans des situations de convivialité ça ne me dérange pas de boire. Jamais trop car il faut que je puisse m’occuper des enfants. L’autre jour je suis passé devant la grande épicerie du Bon Marché et je n’ai pas pu résister : je suis rentrée, et j’ai vu un petit Pineau gris… il était excellent. Je n’ai pas d’argent, mais je suis extrêmement dépensière. Donc je dépense des choses qui ne coûtent rien, dans des endroits comme Emmaüs. Quant à fumer…, quelle horreur ! C’est un « tue-l’amour ». J’en ai marre que mon mec fume. Je ne connais pas trop de danseurs qui fument ; à mon avis, ce sont seulement les jeunes, et autour de trente ans ils s’arrêtent.
Guy : Tu as l’air en bonne santé. T’astreins-tu à des exercices physiques réguliers?
Katalin : En ce moment je n’y arrive pas à cause des enfants, mais j’en ai très envie, ça me démange, ça me frustre. A la Villette, il y a des communautés qui s’entrainent sur un espace de sport avec des barres. Il y a l’heure des chinois, l’heure des blacks…. Pour préparer Jeudi, j’allais m’échauffer là-bas. Je n’ai pas besoin d’entraineur, je sais à peu près ce qu’il faut faire pour obtenir des muscles, se gainer. Je fais de la gym depuis vingt ans. J’ai besoin de m’étirer car je ne suis pas très souple naturellement, je me voute dès que j’arrête de m’entrainer. Pour Jeudi, il fallait que je renforce mes abdominaux, que je réactive ce que j’avais perdu avec les enfants. C’était drôle de m’entrainer avec ces blacks taillés en V, qui passaient la journée à se muscler. Ça doit être une partie de la vie de la banlieue de se muscler. Ils m’ont acceptée. J’étais la seule fille, mais une fois que je leur ai montré que je savais faire des pompes et des abdos, ça a été. Je suis aussi une formation de yoga pour être prof. Je fais toutes les séries jusqu’au bout… enfin plus ou moins. Je m’applique toujours quand je suis en cours. En général les danseurs font attention à leur hygiène de vie.
Guy : Toi, as-tu toujours fait attention, même quand tu étais jeune ?
Katalin : Ma mère a une bonne hygiène de vie. Elle a fait une dépression à une époque, elle perdait beaucoup de poids. Elle avait lu un livre de Catherine Kousmine sur l’hygiène alimentaire, en rapport avec la dépression peut-être, et se préparait le matin des mixtures avec des huiles et des bananes (pourtant elle déteste les bananes). A propos de ma famille, j’avais un oncle qui vivait à Londres, une grand-tante qui résidait à Brighton, qui s’était mariée avec un lord anglais, une tante, aujourd’hui décédée, et une cousine restée en Hongrie. La Grand-tante avait désapprouvé le mariage de mon père avec une roturière. Je n’ai pas connu mes grands-parents paternels. La mère de mon père est morte alors qu’il était très jeune ; c’est sa sœur qui l’a élevé.
Guy : Tu n’as donc plus de famille en Hongrie ?
Katalin : Non. Ma mère avait peur d’aller en Hongrie. Je ne sais pas pourquoi exactement. De ne pas pouvoir en revenir ? C’était encore l’époque du communisme. Aujourd’hui je me fais appeler Katalin sans «e», comme en Hongrie, c’est mon prénom officiel, celui qui est écrit sur ma pièce d’identité. Mais mes parents craignaient sans doute que les gens prononcent mal mon prénom. Aujourd’hui j’estime (je m’auto-congratule !) que je suis suffisamment connue dans le milieu de la danse pour que l’on prononce bien mon prénom. Quand mon père est mort, j’ai voulu apprendre le hongrois, puis, de nouveau, quand les enfants sont nés. Mes progrès ne sont pas très convaincants pour le moment, mais j’ai toujours voulu me dire qu’un jour j’y parviendrais. J’ai envie d’aller en Hongrie, peut-être pendant un an, le temps que les enfants apprennent la langue, pour que tout cela ne se perde pas. Ça peut paraître bizarre, avec le nationalisme qui se développe actuellement là-bas, d’aller y rechercher cette part de moi-même, mais c’est important. J’ai une amie hongroise avec qui j’ai sympathisé par ce biais, et pour d’autres choses aussi. Elle a deux enfants : un fils d’un Français, qui parle hongrois, et une petite fille d’un Copte. Elle se rend souvent en Egypte pour son travail. J’aime ces mélanges improbables.
Guy : A propos de mélanges, de quel milieu venait ta mère?
Katalin : D’un milieu petit bourgeois par sa mère. Mon grand-père, issu d’un milieu plus modeste, n’avait pas fait de longues études. Après le baccalauréat, il avait gravi les échelons des P.T.T, et s’était retrouvé en fin de carrière receveur d’un bureau de poste à Paris, rue Taitbout. Je me souviens des appartements de fonction et de l’appartement familial où ma grand-mère était née en 1911, qu’ils occupaient encore quand mon grand-père a pris sa retraite. Mes parents vivaient en banlieue : d’abord à la Celle-Saint-Cloud, où mon père avait reçu un atelier, puis à Noisy-le-Grand, dans un pavillon, lorsqu’il a travaillé pour l’Epamarne à l’urbanisme de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. J’ai le souvenir d’avoir vécu une enfance plutôt heureuse. Ma mère faisait tout pour nous préserver -et elle y parvenait avec une grande force- lorsque mon père, qui buvait, n’allait pas bien. Je ne crois pas que j’arriverais moi-même à cacher les choses de cette manière à mes enfants. J’’ai été très heureuse dans ce pavillon avec jardin. Quand mon père est devenu trop violent du fait de l’alcool, nous sommes partis vivre avec la mère dans des bâtiments horribles : au Palacio d’Abraxas, nouveau palais pour le peuple construit par Ricardo Bofill. C’est très imposant, plusieurs films ont été tournés dans ce décor stalinien : Brazil, A mort l’arbitre, Hunger Games… Des cars de japonais y venaient en visite. Mais à vivre, c’était horrible. On habitait au 11° étage et les ascenseurs tombaient souvent en panne. Les gens jetaient des ordures depuis les étages. Il fallait traverser un grand parking pour prendre le RER. Puis, ma sœur étant partie poursuivre ses études de médecine à Paris, nous nous y sommes retrouvées seules avec ma mère. C’était assez sordide.
Guy : Quel est ton premier souvenir d’enfance ?
Katalin : Quelle question ! Il y a tellement de souvenirs d’enfance. Mais je vais te répondre. C’était à la Celle-Saint-Cloud ; je devais avoir moins de cinq ans. Je pique une crise de nerfs, parce que mon père part courir dans la forêt qui entourait les habitations (sans doute pour compenser son addiction, il avait à cœur d’entretenir son corps) et il ne veut pas m’emmener. Le drame ! Je me souviens avoir été hyper malheureuse, déchirée, alors qu’il allait juste courir seul. Ce n’est pas un souvenir heureux.
Guy : Normal. Je suppose que ce sont ces moments intenses qui restent gravés dans la mémoire de tout le monde… Sans transition je ne te croise pas beaucoup à des spectacles (la dernière fois au Générateur pour David Noir). Est-ce que tu ne sors pas beaucoup ou est-ce qu’on ne va pas voir les mêmes choses ?
Katalin : Si, je sors beaucoup, mais peut-être moins maintenant en effet. Pas pour m’inspirer des autres danseurs, je n’ai pas leur background et chaque chorégraphe a son univers. Je vais les voir par curiosité. Il y a quand même des danseurs qui vont voir les autres danseurs ! J’ai eu une révélation en allant voir Joseph Nadj, avant de devenir professionnelle, même si je ne l’aime plus du tout (je te dirai pourquoi plus tard). Mais quand j’ai vu son premier spectacle, je crois que j’y suis retourné cinq fois. A cette époque j’étais vendeuse au Printemps. J’étais une très bonne vendeuse, gentille avec le client. Un jour un monsieur m’a trouvé aimable (les autres vendeurs étaient très désagréables). Il m’a offert une place pour une pièce au Forum du Blanc-Mesnil… Un hasard complet et une révélation, mais je ne me souviens plus du nom de la pièce ni du chorégraphe. Une femme : peut-être Odile Duboc.
Guy : Alors, que s’est-il passé entre toi et Joseph Nadj ?
Katalin : Cela ressemble à une blague. Joseph Nadj est un homme avec un charisme fou. Très séducteur. A l’époque, je vivais encore chez ma mère, je lui avais écrit une lettre pour lui dire combien j’admirais son travail. J’écris souvent à des gens que j’aime bien. Un soir je reçois un message de lui sur mon répondeur : il m’invite à un spectacle et à discuter après. J’étais fébrile, anxieuse d’être à mon avantage. Je vais voir son spectacle dans je ne sais plus quelle banlieue, on se retrouve à la fin…. et j’ai passé la pire soirée de ma vie. Il s’assoit en face de moi, il prend sa bière et ne dit rien, rien du tout. Voilà. Je parle, je ne dis que des bêtises. J’essaie désespérément de combler son silence et il ne m’aide absolument pas. Il m’a prise de haut, s’est montré horrible. Le pire, c’est qu’à la fin, on est repartis tous les deux prendre le RER. C’était hyper bizarre. Lui était toujours muet, il a dû se dire que j’étais une adolescente, une sorte de groupie (je faisais plus jeune que mon âge). Bon, ce n’est pas vraiment pour cela que je lui en veux. Aujourd’hui il a un poste important, il s’occupe d’un lieu en Transylvanie. Quand j’ai commencé MILF, comme je travaillais avec une hongroise, j’ai eu le projet d’aller travailler là-bas. J’ai mis deux semaines à écrire une lettre en hongrois avec l’aide de ma copine hongroise. Et je reçois une lettre de refus écrite en anglais : « Je suis le secrétaire de Joseph Nadj. Joseph Nadj ne répond jamais aux courriers. Merci pour votre lettre, mais votre travail ne correspond pas à nos recherches.» Point barre. J’ai trouvé ça minable. Je suis vraiment fâchée avec lui. Je ne sais pas pour qui il se prend.
Guy : Au moins Pina Bausch ne t’a pas déçue. Elle reste une référence pour toi ?
Katalin : C’est plus qu’une référence. Elle est incontournable. Tu ne peux avoir que du respect pour elle, même de l’amour. L’autre jour quand j’ai rencontré Raphaëlle Delaunay, en lui parlant, je voyais tout le temps en elle l’interprète de Pina Bausch, une femme qui a vu Pina Bausch, qui a dansé pour elle… Je ne voyais que ça, sans qu’elle s’en doute, c’était un sentiment étonnant, comme si j’avais accès à une petite pépite. On ne peut aussi que s’intéresser à des grands comme Boris Charmatz, Xavier Le Roy, Loïc Touzé… dont j’ai vu les pièces avant de devenir professionnelle. Quand je suis rentrée dans la danse, j’étais en demande de pères, de mentors.
Guy : Mais Joseph Nadj t’avait rejetée.
Katalin : C’est vrai! Une autre anecdote : Avant de danser, au début des Arts-déco, lorsque j’étais stagiaire à la Ferme du Buisson, j’ai rencontré Loïc Touzé qui y était en résidence. C‘est un homme très charmeur, qui aime la reconnaissance des autres. J’étais tout le temps fourrée dans son équipe, éprise, sous son aura. Il y avait aussi là déjà Yves-Noël Genod… qui ne me reconnaissait jamais. Comme j’étais étudiante aux Arts-déco, Loïc Touzé m’a conseillée d’aller dessiner Alain Buffard à la Ménagerie de Verre. Buffard y répétait Mauvais Genre, une pièce très sombre, en slips kangourou. Je ne connaissais pas du tout ce type de danse. J’étais tellement terrorisée que je suis repartie sans avoir rien dessiné ! Et comme je m’intéressais à la danse, Loïc m’a envoyée prendre des cours de danse, toujours à la Ménagerie de Verre. Mais j’étais débutante, je n’avais jamais dansé de ma vie, et à la Ménagerie les cours s’adressent à des pros. Au premier cours, on m’a demandé de faire des diagonales avec des phrasés. Je n’ai rien compris à ce qui se passait. La prof de danse a dit à tout le monde de se mettre à l’écart et m’a demandé de suivre ses mouvements. J’ai essayé de la suivre en faisant n’importe quoi et je me suis payé la honte de ma vie. C’est l’autre pire moment de ma vie ! Mais ça m’a servie puisque j’ai continué à prendre des cours… mais ailleurs cette fois et pour les débutants, aux Cours du Marais, avec de la barre au sol, c’était très bien. Le professeur-une femme- y donnait aussi des cours d’improvisation, et c’est là, pour la première fois, lorsque j’improvisais, que j’ai lu de la curiosité dans le regard de quelqu’un. C’est un peu prétentieux de dire ça, mais ce que je faisais l’intriguait. J’en ai ressenti du plaisir.
Guy : C’est donc une femme qui la première a vu la chorégraphe en toi !
Katalin : Oui ! A l’époque j’ai vu aussi le Boléro de Duboc avec Charmatz. Finalement, j’avais vu beaucoup de choses. Quand j’étais petite, mes parents m’emmenaient voir pleins d’expositions avec des performances. Ma mère se souvient de moi fascinée par un danseur de buto.
Guy : Alors aujourd’hui, qui vas-tu voir ?
Katalin : Yves Noël Genod, que j’admire beaucoup, bien que je sois parfois un peu blasée. Il apporte quelque chose dans la création - dans la danse ou le théâtre, je ne sais pas. Il sait s’émerveiller devant un rien, et il arrive à montrer ce rien aux autres. C’est beau. Je vais voir Anne Dreyfus. Tu vas me dire qu’elle aussi je la connais personnellement. Quand elle danse, quand elle bouge, elle me fascine. Elle pourrait danser le lac des cygnes, je serais fascinée tout autant.
Guy : C’est normal que tu t’intéresses au travail de personnes que tu côtoies, et avec qui tu collabores.
Katalin : C’est vrai qu’avec les enfants j’ai moins le temps de sortir et je vais plutôt voir les copains. Avant, j’allais au Centre Georges Pompidou, au Théâtre de la Ville, dans des lieux institutionnels. Plus maintenant. Je connais déjà les chorégraphes qui y jouent. Je vais plutôt dans les petites salles. Hier, je suis allée voir Justine Bernachon dans un jardin associatif. Je vais souvent dans des lieux où je peux emmener mes enfants. Généralement ils sont très attentifs. L’autre soir je suis allée voir un spectacle à la Dynamo, mais c’était long et pas du tout pour les enfants. Au début un homme était caché derrière un panneau de bois, sauf son sexe en érection qui sortait par un trou. Ernesto m’a demandé ce que c’était, je lui ai répondu que je ne savais pas. Il a encore vu deux spectacles après dans la soirée. J’étais étonnée. Je ne sais pas pourquoi mes enfants sont si tranquilles, ils doivent être curieux.
Guy : Nous sommes un peu repartis en arrière pour parler de tes années d’initiation, mais reprenons le fil chronologique en 2007. La création de « Rock Identity » à Artdanthé, à laquelle j’ai assisté, ne s’était pas très bien passée.
Katalin : Oui. Je m’étais mal préparée. Les lumières étaient trop fortes, trop chaudes, et ma gorge s’est asséchée, je ne pouvais plus parler. J’étais décontenancée. C’était complément raté. Ça arrive, c’est ça le spectacle vivant. C’était moche. Mais cela ne m’arriverait plus maintenant, j’aurais anticipé. En danse, tu joues souvent dans des conditions difficiles, à l’arrache. Pour Jeudi, j’ai eu beaucoup de chance, la mairie m’a prêté une salle pendant trois mois, où j’ai installé la structure métallique sans avoir à faire de montages et démontages.
Guy : « Rock Identity » est consacré à trois figures masculines du rock. L’as-tu créé par intérêt pour le rock?
Katalin : Pas du tout ! J’écoute de la musique, mais rien de pointu, juste le tout-venant. Le projet est parti du personnage de Jim Morisson. C’était un choix délibéré. Parce qu’il était mort, il est immortel, c’est une icône. Il est mort comme mon père, comme Kurt Cobain. Des personnages que j’ai dansés, seul Bernard Cantat est vivant. Je suis touchée par ces destins tragiques, par les perdants, par les inadaptés. Alors qu’on essaie tous de survivre, en un sens. On s’accroche. Et moi, je tiens à la vie. Je n’envie pas ces destins, mais ces destins touchent au sublime. Ce sont tous des anges brûlés, beaux, sexys, des écrivains aussi. Des personnages de tragédie. Des bêtes de scène. Il fallait que je comprenne comment ils fonctionnaient. J’ai passé beaucoup de temps sur cette pièce.
Guy : Y-a-t-il des personnes à qui tu as demandé conseil pour cette pièce ?
Katalin : Assez peu en fait. C’est pour ça que ça m’a pris du temps. A un moment, à mon ami journaliste Sébastien Galceran, qui avait un peu un rôle de dramaturge. Finalement j’ai trouvé que ça n’était pas très utile, puisque je m’étais très documenté par moi-même pour ce projet-là. Et après c’était une histoire entre moi et moi.
Guy : Je viens de lire une bio de Jim Morrison, une comptable me l’a empruntée. Tout le monde aime Jim Morrison. On apprend dans la bio qu’Agnès Varda a été l’une des seules personnes à le voir mort avant qu’il ne soit enterré en catimini, pour éviter que ses proches impliqués dans son overdose aient des problèmes avec la police.
Katalin : Tout le monde sait ça !
Guy : Tout le monde sauf moi.
Katalin : J’ai consulté beaucoup de documentation, comme pour chacun de mes projets. J’adore ce stade du travail. J’ai lu des tonnes de livres sur le rock, sur les quatre personnages que j’ai dansés, j’ai regardé tous les dvd sur les concerts des Doors pour étudier la gestuelle de Jim Morrison. Il est assez statique, campé devant le micro, mais il a des surgissements d’énergie, qui retombent ensuite. J’adore ça. Comme dans ma vie, ces surgissements me permettent de ne pas m’endormir tous les jours.
Guy : Aurais-tu été possédée par l’esprit de Jim Morrison ? Il raconte que lui-même a été possédé par l’esprit d’un indien mort dans un accident.
Katalin : Oui, tout à fait. Il pensait être un chaman, c’est un thème qui revient souvent dans ses textes. Cela tenait peut-être aussi aux substances qu’il absorbait. Il faut beaucoup de courage pour se droguer à ce point. Moi j’ai trop peur pour aller dans ce sens. Et je dois être en état d’aller chercher les enfants à l’école ! J’ai de mauvais souvenirs des périodes où mon père buvait.
Guy : Quelles difficultés as-tu rencontrées dans ce travail ?
Katalin : Cela a été compliqué pour la partie consacrée à Bertrand Cantat. Mes premières tentatives ne fonctionnaient pas. Je l’ai ensuite rencontré, ce qui était très important pour moi, car je suis fan, pour autant que je puisse être fan de quelqu’un. Il ressemble un peu à mon père, physiquement. Il y a eu une coïncidence : un grand copain de mon père, plus jeune que lui, est le meilleur ami de Bertrand Cantat. Il a dessiné les pochettes de ses disques. Grâce à lui j’ai pu rencontrer Cantat à l’époque de sa sortie de prison. Il était souriant, mais alors très fragile. Il m’a semblé brûlé de l’intérieur. Il a réussi à réécrire depuis, mais il y a beaucoup de fantômes dans son dernier album. Dans Rock Identity aussi, il y a beaucoup de fantômes, mais ils prennent un visage plus positif.
Guy : J’avais trouvé ta reprise de « Rock Identity » à la Loge en 2010 beaucoup plus maitrisée… et avec le juste ton dans l’humour.
Katalin : J’avais toujours voulu y mettre de l’humour. Mais l’humour est fugace et il suffit que la moindre chose te déconcerte, tu es pris au piège… En 2007 j’étais trop fragile sur ce projet-là, je n’avais pas compris à quel point il fallait de la maitrise, du calme, de la respiration… On apprend tout le temps. Je travaille beaucoup plus qu’avant, ou plutôt de manière moins brouillonne.
Guy : Je me souviens de la partie consacrée à Jim Morrison, mais un peu moins du reste. D’où t’est venue la matière ?
Katalin : Tout le monde retient les scènes avec Jim Morrison, parce que peut-être que les parties suivantes étaient moins bonnes, moins travaillées. Mais j’ai transmis la pièce à deux danseuses, Ania Allègre et Katia Petrovik, après que tu l’aies vue à la Loge, et c’est devenu une pièce magnifique, un petit bijou. J’ai très envie de la monter au CND pour qu’il y ait quelques pros qui la voient, mais ça me demanderait trop d’argent.
Guy : Tu as transmis les trois parties à ces interprètes ?
Katalin : Je leur ai transmis quatre parties. J’ai rajouté une quatrième partie avec le personnage de Ian Curtis pour ces deux nanas. Les deux filles ensembles sont magnifiques, c’est une pièce aboutie. Elles ont la niaque et en même temps elles sont techniques. Deux supers danseuses, l’une très brune, l’autre très blonde, de dos assez filiformes, pas beaucoup de hanches, donc on dirait des hommes. Je suis très fière. Je suis malheureuse qu’on ait eu un succès fou à Avignon, mais plus de dates ensuite. Je suis assez étonnée parce qu’il y avait tellement de gens, des pros.
Guy : Pour parler de la matière elle-même, le principe était-il d’évoquer les personnages, d’évoquer la transe?
Katalin : Non, je me suis attachée à décrypter le corps, à rentrer dans le corps par l’étude de sa gestuelle et parce que je me sentais finalement assez bien dans ce corps-là. Je suis très juste pour imiter les gens. Au son du pas, je peux te dire qui arrive. Je sais me glisser dans la peau de quelqu’un et du coup c’était assez jouissif, parce que Jim Morrison c’est quand même un mec assez sexy. Quand je reproduisais ses gestes, ça me mettait petit à petit dans un état très engagé physiquement, dans un état qui faisait aussi que j’étais perturbée. Quand tu tournes tout le temps et que tu y mets beaucoup d’énergie, tu te rapproches un peu de la transe. Physiquement, j’ai engagé sa gestuelle, ça engageait le public, et ça a produit les mouvements. C’est par une étude du geste et de l’énergie que la forme a été donnée. Je cherchais l’authenticité du mouvement plutôt qu’un mouvement artificiel. L’énergie produit le mouvement et pas l’inverse. Souvent on dessine quelque chose et, au contraire, il faut avoir un maintien très fort. La danse c’est ça aussi : se maintenir pour poursuivre la forme qu’on a inventée. Alors que moi, peut-être justement parce que je n’ai pas cette puissance que les vrais danseurs travaillent, qui est la puissance du centre, je m’en échappe, je vais créer un tourbillon et m’échapper, sortir. L’énergie te maintient dans le cercle, l’énergie centrifuge.
Guy : L’énergie centrifuge t’éloigne du cercle !
Katalin : oui, c’est vrai, tu t’éloignes mais à un moment donné, si tu as un contenant qui est la forme, tu restes à l’intérieur, alors que moi, à un moment ça part en couilles. Malgré tout, j’explose la chose mais, comme dirait Myriam Gourfink, je ne sais pas comment, ça m’échappe, c’est contre toute logique physique, mais je tiens. C’est un peu ça dans cette pièce. Je n’ai pas du tout la technique qui ferait que je peux tenir de façon conventionnelle, mais je tiens quand même. Quand je fais un équilibre, je ne suis pas du tout alignée comme il faut, mais je tiens quand même. Je dois compenser… La danse d’aujourd’hui ne me convient pas comme elle est, et parce que je ne peux pas la faire telle qu’elle est, je vais tourner autour. Je vais virevolter autour. Et ça donne une pièce comme ça. Involontairement. C’est prétentieux ce que je dis, je fais un pied de nez à la danse à chaque fois. Comme au début de MILF. La danse m’énerve des fois. Myriam Gourfink m’énerve et je n’aime pas beaucoup ce qu’elle fait.
Guy : Des trucs très lents et limites abstraits, à mon goût. Je viens de voir une soirée, pas d’elle, mais de ses élèves de Royaumont. Il y avait une pièce qui m’a plu, avec du fond, mais l’autre était creuse, ça ressemblait à une leçon de yoga à poil en public, qui partait de la forme plutôt que de naitre d’une intention
Katalin : Elle impose à ses interprètes quatre heures de yoga par jour. Mais ils sont volontaires et elle les paye mieux que moi. Non, c’est méchant ce que je dis, parce que tout le monde a une approche différente des choses et la sienne est tout à fait légitime. C’est juste qu’elle est très cérébrale. Une fois on avait une émission de radio commune et elle a commencé à dire: « vous comprenez, j’aime beaucoup réfléchir », comme si les autres chorégraphes ne réfléchissaient pas. J’ai trouvé ça un peu bizarre. J’ai une dent contre elle. Quand j’ai repris le travail, je me suis dit : il faut que j’aille frapper aux portes, et j’ai passé l’audition pour Royaumont. C’est là qu’elle m’a dit : « c’est contre toute logique physique, je ne comprends pas comment vous tenez en équilibre ». Normalement, un danseur doit trouver son « centre ». Pour moi, la danse ce n’est pas que ça. Quand je l’écoute parler, elle semble assez passionnante, elle utilise un programme, avec des logiciels qui reprennent l’écriture Laban. C’est pour ça que ses spectacles approfondissent toujours la chose mais pour moi, en tant que spectateur, c’est très mathématique.
Guy : Toi, j’ai l’impression que tu parles toujours de la vie dans tes pièces. Passons à un sujet moins drôle, je te propose de parler d’argent.
(A suivre...)
Propos recueillis au cours de 5 entretiens à Pantin et Paris entre le 4 juin et le 6 novembre 2014, mis en forme par Guy, relus et approuvés par Katalin en janvier 2016.
Guy Degeorges remercie chaleureusement Numa Sadoul dont les entretiens avec les grands créateurs de bande dessinée l'ont influencé de manière générale et en particulier pour ce projet.
Katalin Patkaï crée HS (mon royaume sur tes cendres) au Générateur de Gentilly le 8 et 9 février dans le cadre de faits d'hiver.
Photo Rock Identity par Vincent Jeannot
Jim Morrison Par Ethan Russel