Dans cet épisode: La terre glaise- Jeudi- Sisters- Qui décide de l'échec?-Le vide-Marguerite Duras
Guy : Donc adieu le mécène. Autre sujet : les sources d’inspiration. Pour toi, il n’y a pas que les sex-symbols du rock, ou le cinéma, mais aussi la littérature : Marguerite Duras pour « Sisters » et « Vendredi » de Michel Tournier pour Jeudi.
Katalin : J’avais déjà commencé le travail sur Jeudi, qui s’appelait alors encore Roméo et Juliette et j’ai lu Vendredi par hasard, ce qui a été une révélation. Je digère mal ce que m’a dit Anita Matthieu sur le côté années 80 de Jeudi. Il y a un hiatus. C’est vrai que j’utilise de la terre, c’est une matière qu’utilisaient dans les années 80 les artistes qui s’intéressaient à la nature. Pourquoi considérer que c’est trop connoté ? Cela reste actuel, c’est comme l’écologie. Cette pièce lui parait peut-être trop simple, littérale, linéaire. J’étais, moi, contente de cette simplicité. On peut lire la pièce au premier degré, c’est avant tout une pièce plastique. Mais je suis obligée de me poser des questions en réaction à ces remarques. Oui, la terre glaise évoque les œuvres des années 80, et même des œuvres plus anciennes comme celles d’Yves Klein.
JEUDI de Katalin Patkaï en collaboration avec Ugo Dehaes from Katalin Patkaï on Vimeo.
Guy : Dans « Jeudi », on devine entre Justine Bernachon et toi une forte complicité, une vraie proximité. Je trouve que la pièce concentrée sur deux interprètes marque une pause par rapport à la complexité de « MILF ». C’est bien d’enchainer deux pièces si différentes.
Katalin : C’est là où je suis allée le plus loin en termes de mouvements. Hugo m’a dit : « on collabore, tu enlèves tous tes collants et tout ça et tu travailles sur le corps, sur le mouvement.» C’était le deal. J’ai dit oui, c’est ça que je veux faire. On se débarrasse d’accessoires et on y va. En ce moment, je prends des cours avec Peter Goss, un américain, un vieux de la vielle. Il y a trois temps dans son cours : Un temps d’échauffement, très calme, au sol, très yogi. Ensuite il y a de la barre classique, enfin un phrasé assez complexe que tu étudies et que tu fais. Et tu vois, aujourd’hui, j’ai trouvé ça super jouissif de danser, de comprendre comment un mouvement s’épanouissait. Comme exercice c’est super. Je vais continuer à aller à ses cours. Évidemment je suis la dernière de la classe. Apprendre un phrasé en un cours c’est difficile pour moi, mais je vais y arriver. Dans Jeudi, il y a eu des moments de doute, de dispute, de tensions avec Justine. .. Justine, c’est une fille appliquée, qui travaille énormément, très physiquement, alors que j’allais dans cette pièce vers des choses que je n’avais jamais faites en tant que danseuse. Elle m’a envoyé prendre des cours de danse-contact, pour que j’apprenne comment donner mon poids, recevoir le poids de l’autre. Autant de choses qui étaient importantes pour la pièce, souvent dures pour moi car elles me mettaient en face de mes « lacunes » de danseuse. L’important, c’est qu’au cours de la création on s’écoutait vraiment, pour réussir à se comprendre. Ce qui est important dans Jeudi, c’est ce rapport, cette fusion entre Justine et moi, c’est ce que j’ai dit à Anita Mathieu. Mais il y a un rapport de force dans les remarques que font les programmateurs aux artistes. Cette femme a des défauts, mais elle a beaucoup d’honnêteté, de fidélité, elle fait preuve d’éclectisme dans ses choix. Je lui ai demandé si c’était normal que je ne diffuse pas, elle m’a dit que oui dans l’état actuel des choses. Les CND et les CCN préfèrent des artistes qui rentrent plus dans des catégories bien déterminées. Mais Anita me programme, comme elle avait déjà programmé Sisters aux Rencontres Chorégraphiques. Pour Sister en 2008, cela a été complexe, avec un mélange de problèmes personnels avec la création. Tout est parti en vrille. J’y ai joué ma carrière. A la suite de ça, c’était fini pour moi.
Guy : Mais tu es encore là aujourd’hui!
Katalin : Oui, mais aujourd’hui j’aurais pu être ailleurs. Ce n’est pas grave. Je suis contente d’être ici et maintenant. Il faut des échecs pour bien se replacer. Il y a eu une conjonction de choses pour Sisters, que je n’ai pas encore élucidées. Un défi au temps. C’est une période où les professionnels croient en moi, où je vois l’horloge de la femme parler et je me dis que je dois faire un spectacle qui marque avant de faire un enfant. C’est alors une double histoire d’amour, l’une qui se termine avec le scénographe avec qui je travaille jusqu’alors, l’autre qui commence avec mon nouveau compagnon, Benjamin. C’est l’occasion de jouer dans un grand théâtre, avec un budget énorme pour moi, beaucoup d’interprètes… et c’est une catastrophe. Le scénographe avec qui je travaille depuis toujours, avec qui je viens de rompre, ne vient plus et m’envoie une assistante. C’est une fausse couche, une grande fatigue car je ne sais pas que je suis enceinte. Je suis épuisée lorsque je rentre des répétitions. Ma mère vient m’aider. Un soir je lui dis que je veux une glace à la fraise…elle me regarde et me lance: tu es enceinte ! C’est une catastrophe. Je ne gère plus les filles car je suis fatiguée, elles ne travaillent pas bien. Une des interprètes fait des caprices car elle n’est pas suffisamment mise en évidence, elle ne veut rien abandonner, elle voudrait un rôle exceptionnel. C’est tellement de choses que je ne peux pas gérer. Concessions sur concessions, souffrances sur souffrances, Sisters, c’est ce magma de choses. Je suis malheureuse dans tous les sens du terme: sentimentalement, parce que j’ai perdu l’enfant, je suis malheureuse à cause de tous ces déboires, et parce qu’à l’arrivée c’est une catastrophe aux yeux des professionnels. Je ne maitrise plus rien.
Guy : La pièce que j’ai vue alors n’était effectivement pas une pièce joyeuse. Il y avait des belles choses, mais la pièce pesait.
Katalin : Non, il n’y avait pas beaucoup d’humour. Comme un mauvais Marguerite Duras. C’était horrible.
Guy : Le jugement des professionnels tombe-t-il alors rapidement ? Qui juge de l’échec?
Katalin : Moi-même, je sais déjà que ce n’est pas bien. C’est quelque chose mais ce n’est pas bien. Ce n’est pas abouti. Il s’est passé quelque chose du même ordre lors de la préparation de MILF avec une interprète, une plante magnifique qui ne donnait rien, je me suis dit qu’il s’agissait… appelons cela du silence… Peut-être n’ai-je pas respecté son silence, et j’aurais dû présenter ce silence…. Non je ne pouvais même pas faire ça, son silence n’était pas du silence, c’était un vide. Je ne peux pas présenter du vide. C’est morbide. Heureusement, elle a ressenti qu’elle ne pouvait pas nous aider. Elle s’est éjectée d’elle-même. Pour Sisters, à l’époque, c’est moi qui étais vide et je ne pouvais pas présenter ce vide. Il faut être plein dans ce métier, c’est ça qui est dur. Il faut déborder tout le temps. Il y a des moments où je suis vide. En ce moment je suis pleine ! Je ne regrette pas l’expérience de Sisters. C’était une expérience douloureuse, dont j’aurais préféré me passer. Oui, ça a cassé mon élan dans ma carrière. J’ai perdu des soutiens, les journalistes ont écrit des choses négatives… Beaucoup de gens m’en mettaient plein la gueule. Des choses comme: « tu t’es pris une porte ! Tu ne pensais pas que ça allait se passer comme ça. Pourtant on te l’avait dit qu’il fallait attendre. » Bref le message était : « c’est à nous de te dire quand c’est le moment ». Autrement dit: « c’est nous qui décidons de toi ». Des choses d’une violence extrême. Bon, ce n’est pas aussi violent que de se faire tuer à la guerre. Ce n’est pas irrémédiable. Les gens ne sont généralement pas méchants, sauf inconsciemment.
Guy : Il me semble que la critique professionnelle - pour ce qu’il en reste – est, sur le long terme, plutôt bienveillante à ton égard ?
Katalin : Oui. Mais les critiques ne sont que bienveillantes. Il faut le savoir. C’est vrai qu’au moins j’ai des critiques. Gérard Mayen n’aime pas mon humour. Il m’a proposé de l’appeler pour en parler. Mon humour, ça ne fait pas sérieux…. C’est ça qui m’énerve. C’est prendre les gens pour des crétins que de penser qu’on ne peut pas leur proposer les choses légèrement. Lors de mon diplôme de scénographie, j’ai présenté un travail sur Les sept étages de Dino Buzatti - une nouvelle qui se conclut sur la mort du personnage. L’examinateur - c’était le scénographe de Joseph Nadj- a dit que j’avais traité le sujet sur un mode trop léger, que la mort c’était grave, qu’on ne pouvait pas en parler comme ça. Que j’étais jeune et je ne savais pas ce que c’était, lui-même était récemment allé à l’enterrement d’un ami. Je n’ai pas eu le réflexe - et d’ailleurs c’était intime - de lui raconter que j’avais perdu mon père à 13 ans, dans un incendie, que je l’avais quasiment vu mourir sous mes yeux à l’hôpital. Je ne lui ai pas raconté, cela aurait été indécent. Je trouvais que cet homme était un crétin. Je lis Le Canard Enchaîné : ils disent des choses graves et c’est l’humour qui fait passer les choses graves. Je parle rarement au premier degré, sauf maintenant avec toi. C’est le nombril qui parle au premier degré, les gens ne sont pas toujours assez futés pour prendre de la distance. Pour en revenir à la critique, je crois être reconnue, mais je ne suis pas connue. Pourtant je veux pouvoir diffuser. La reconnaissance, ce n’est pas pour moi, c’est pour permettre d’exposer mon travail, libérer mon expression, creuser les frontières avec l’art, avec plus de liberté, d’ouverture d’esprit.
Guy : Pour en revenir à « Sisters », tu t’étais donc inspirée de Duras.
Katalin : Oui. Je me demande si j’aime Duras au fond. La lire, ce n’est pas une chose simple. J’avais lu et relu Le ravissement de Lol V. Stein, à la Sorbonne. Je n’y avais rien compris au début. Je n’étais pas assez mûre. Aujourd’hui j’adore cette écriture par ellipses. Tout est dit, et plus, de façon raccourcie.
Guy : Comme chez Hitchcock, ces ellipses qui ouvrent sur l’imaginaire…
Katalin : Oui. J’aime chez ces auteurs cette manière de créer des spirales. Ils s’y prennent toujours de la même manière. Ils tournent autour du sujet. L’ellipse n’est pas l’économie. Ces auteurs sont entêtés. C’est beau.
Guy : Je trouve quelque chose de cet entêtement dans la chenille humaine formée par 6 interprètes dans « Sisters », une figure que l‘on revoit un peu dans « MILF ».
Katalin : Cela m’intéresse de passer de l’individu à une somme d’individus qui créent une unité. J’aime la déformation, la monstruosité. Les personnages de Duras sont des monstres. La vie qu’ils mènent, qui les mène, les a rendus monstrueux. Profondément humains mais profondément monstrueux. Cela m’intéresse de trouver comment traduire ça dans un corps. J’aime aussi montrer des corps majestueux qui peuvent se transformer pour créer des choses étranges.
Guy : Tes créatures, mi- humaines mi- animales, comme dans « MILF », relèvent-elles de cette monstruosité ?
Katalin : Oui, cela m’est clairement venu dans Sisters, du roman « La Vie tranquille » : une jeune fille qui est monstrueuse d’égoïsme, cause la mort, volontairement ou non, de personnes autour d’elles.
Guy : Parlait-elle d’un fantasme de culpabilité ?
Katalin: Non, je ne crois pas. Dans le livre, ce personnage est réellement responsable de ce qui se passe. Duras montre comment par insouciance et négligence on crée du tort. Marguerite Duras n’est jamais tendre avec ses héroïnes. Les histoires sont dramatiques, mais installées dans une tension sous la tranquillité.
Guy : D’une pièce à l’autre, tu passes de « Sisters » à « Mothers (MILF) ». De la thématique de mort à la thématique de la vie.
Katalin : Je n’y avais pas pensé de cette manière. Mais la mort dans La Vie tranquille n’est pas centrale. Il s’agit plutôt de la manière dont l’héroïne se voit se transformer, comme ce moment où elle se voit se démultiplier en se regardant dans la glace. Il y a différentes femmes qui n’en forment qu’une, ce qui rejoint MILF.
Guy : « Sisters » était une pièce nettement plus pessimiste, morbide, que « MILF ». Cela me fait penser aux déclarations de Marguerite Duras (« Christine Vuillemin forcement sublime »), lors de l’affaire Vuillemin, quand la mère du petit Gregory était accusée à tort du meurtre, qui pouvaient être interprétées comme une apologie de l’infanticide.
Katalin : Elle s’est fait taper sur les doigts. Mais je comprends très bien la figure de Médée. Que l’on veuille tuer ses enfants. La pire des vengeances est de tuer la chair de sa chair. Le pire des carnages. Je comprends intellectuellement ça, mais je me tuerais plutôt que de faire du mal à mes enfants. Et je ne me ferai jamais du mal pour un homme. Quand j’étais adolescente, ma tante était amoureuse d’un homme qui l’avait quittée. On ne pouvait pas la laisser seule. Je lui avais tenu compagnie, et je m’étais dit qu’il n’était pas possible de souffrir à ce point pour un homme. Bien sûr, moi aussi j’ai souffert par amour et je peux souffrir encore, mais pas au point de m’annihiler. J’aimerais faire un spectacle sur une figure masculine. Je m’étais déjà penché sur la figure d’Alain Delon, une figure très macho, j’avais vu beaucoup de ses films- et les pires !- mais je n’aime pas le personnage. Je pourrais faire aujourd’hui quelque chose sur Ryan Gosling, un très beau gosse, très viril. Un spectacle non avec un homme mais sur un homme, une icône.
Guy : Tu as déjà réalisé ce projet avec « Rock Identity ».
Katalin : C’est vrai, mais il s’agissait alors de personnages de chair et de sang, pas de personnages de cinéma.
Guy : As-tu déclaré l’usage des textes de Duras pour « Sisters » ?
Katalin: Bien sûr ! J’ai reversé des droits. J’ai obtenu les accords des ayants-droit. A cette époque, les droits étaient partagés entre Yann, le dernier compagnon de Marguerite Duras qui vient de mourir, et son fils unique, qui étaient plus ou moins en guerre. Il fallait que les deux soient d’accord, ce qui n’était pas toujours facile. J’ai joué la première fois sans avoir les droits, qui ne sont arrivés qu’après. Je crois que je vais reprendre du Duras, pour le spectacle que je veux faire avec mon fils Ernesto. Je vais utiliser des interviews qu’elle a faites avec des enfants. Parfois Ernesto me dit des choses... C’est dommage que je n’aie pas de dictaphone. L’autre fois il voulait lire l’histoire du pauvre petit chat. Je lui disais que ça me rendais triste puisqu’il s’agissait de l’histoire d’un pauvre petit chat blanc, comme Azzaro, le chat qui jouait dans « C’est pas pour les cochons », et qui est mort. Je suis très sensible quand il s’agit des animaux. Chez moi ça touche à la sensiblerie. … Bon, j’arrête là, car quand je raconte c’est insipide, mais quand Ernesto le dit c’est magnifique. Duras a réussi à interviewer des jeunes, c’est génial.
Guy : Après « Sisters » il y a eu une soirée qui m’a marquée, une belle soirée au Regard du Cygne où tu avais présenté, peut-être, fédéré toutes ces femmes….
(A suivre...)
Propos recueillis au cours de 5 entretiens à Pantin et Paris entre le 4 juin et le 6 novembre 2014, mis en forme par Guy, relus et approuvés par Katalin en janvier 2016.
Guy Degeorges remercie chaleureusement Numa Sadoul dont les entretiens avec les grands créateurs de bande dessinée l'ont influencé de manière générale et en particulier pour ce projet.
Katalin Patkaï crée HS (mon royaume sur tes cendres) au Générateur de Gentilly le 8 et 9 février dans le cadre de faits d'hiver.
photo: Marguerite Duras par Hélène Bamberger, Sisters par Jerôme Delatour