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Entretiens avec Katalin Patkai- 6° épisode

Dans cet épisode: Des femmes au Regard  - Être dévorée - La Religion - Chèvres, lapins, chats, cochons- Qu'est ce que travailler?- Sur scène - la douleur- Tous artistes


Guy : Après « Sisters » il y a eu une soirée qui m’a marquée, une belle soirée au Regard du Cygne où tu avais présenté, peut-être, fédéré toutes ces femmes….

Katalin : Il y avait aussi un homme: Ugo Dehaes. Mais une femme lui marchait dessus !


Guy : A cette soirée, j’ai découvert des femmes chorégraphes dont j’ai vu beaucoup de pièces ensuite: Jesus Sevari, Erika Zueneli, Viviana Moin, Isabelle Esposito, Julie Trouverie, cette jeune espagnole Beatriz Setien, ton interprète Aude Lachaise…
Katalin : Beatriz était plutôt candide ; tu ne peux pas survivre comme ça seule à Paris, c’était très dur pour elle et elle est vite rentrée en Espagne. Pour Aude, c’est drôle que tu dises » mon interprète ». C’est un possessif qui me fait plaisir, j’’adore Aude. Tu peux dire « mon interprète »: elle a dansé dans trois de mes pièces, Appropriate, Sisters et Milf.


Guy : Dans cette soirée, il y avait plus que la somme des propositions, qui étaient d’ailleurs de courtes mais belles propositions. Il y avait déjà le fait de rassembler toutes ces femmes.
Katalin : J’avais carte blanche du Regard du Cygne pour organiser un « cabaret ». Ça s’est passé comme j’avais envie que ça se passe. Ce sont mes amies que j’ai invitées. Cela fait copinage de dire ça, mais ce sont des personnes que j’apprécie et dont j’apprécie les propositions. Tout le monde était payé. Chacun a pris possession de son espace. Il fallait que tout soit comme le lieu, et c’est pour ça que cela ne pouvait pas marcher ailleurs. Plus tard, José Alfarroba, le directeur du Théâtre de Vanves, a acheté le spectacle ; ou plutôt, il a fait son marché et on a repris trois propositions pour une soirée, mais ça ne marchait pas. Le lieu a le premier rôle et il faut toujours faire en fonction du lieu. J’ai appris ça à Mains d’œuvres. Bien sûr il y a des salles faites pour le spectacle, mais aujourd’hui ça n’est plus vrai. A part l’art officiel, qui investit les scènes nationales, les théâtres nationaux ?


Guy : Il reste quand même beaucoup de monde qui va dans ces lieux institutionnels, ne serait-ce que les abonnés!
Katalin : J’exagère, bien sûr. Ce que je veux dire c’est qu’il faut travailler avec le lieu, il faut faire attention au lieu. Tout ce que j’ai fait au Générateur était magnifique… (C’est prétentieux de dire ça, c’est parce que j’ai trop bu ce soir!). En tous cas c’est un lieu magnifique et ce que j’y ai fait était en adéquation avec le lieu. Un lieu a une aura, comme une personne. Cela va au-delà de son esthétique.


Guy : Durant cette soirée au Regard du Cygne tu avais organisé une performance culinaire, où tu proposais à la dégustation des plats fins, comme du saumon, sur le dos nu de femmes en robes longues.
Katalin : C’était la reprise d’une performance créée pour l’anniversaire de Mains d’œuvres. Pour une fête c’était super, ça a marché comme un mariage heureux, qui fait que les gens sont heureux. C’est rare que les gens soient heureux.

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Guy : Comme le partage du maté par Viviana Moin et Jesus Sevari lors de la reprise à Vannes du spectacle du Regard du Cygne.
Katalin : Oui, c’était un moment sympa aussi. Pour la proposition de fête à Mains d’œuvres, je m’étais posé la question de savoir ce qui pouvait être festif. J’ai pensé à la femme, coquette, apprêtée, belle. Puis à la nourriture raffinée que l’on aime manger dans une fête. J’ai eu l’idée de réunir les deux. Dans cette performance, j’étais un objet de consommation dans tous les sens du terme. C’était un peu provocant, mais je ne veux jamais provoquer pour provoquer.


Guy : On pouvait comprendre cette performance comme une instrumentalisation du corps de la femme, ramenée à un bien de consommation. On mange le saumon puis on prend la femme…
Katalin : Oui, beaucoup de gens ont reçu la performance comme ça. Il y avait quelque chose de l’ordre de l’offrande. Il faut savoir qu’aux fêtes de Mains d’Œuvres, avec tous ces gens sur des milliers de mètres carrés, on ne pouvait plus bouger sans toucher quelqu’un. Je n’avais pas pris conscience de ça au début, c’était une proposition presque dangereuse. J’étais exposée, je m’offrais. C’était le défi. Avec cette idée du consentement. Bien sûr, ce n’est pas parce que tu t’offres que tu consens à autre chose… Tout n’est pas encore très clair là-dedans. Tu t’offres aux regards, pas forcément au-delà. C’était aussi dire que mon corps m’appartenait pour pouvoir l’offrir. Les gens pouvaient me dévorer, au sens littéral.


Guy : C’est presque une variante de l’Eucharistie.
Katalin: Je n’avais pas analysé ça comme ça !


Guy : Et tu as baptisé la soirée au cours de laquelle la performance a été reprise : « Jesus et les douze apôtres ».
Katalin : A cause de Jesus Sevari ! Mais nous n’étions pas douze, plutôt dix-huit.


Guy : Pourtant tu ne me sembles pas très versée dans la religion, tu m’as dit que Dieu était mort…
Katalin : Je suis anti-religion! Je suis plus qu’athée. L’autre jour je faisais les courses à Pantin avec les enfants, trois énormes sacs, les livres de la bibliothèque, la couette pour le pressing… Je traverse la rue. Un bus me klaxonne. Le conducteur trouvait que je ne traversais pas assez vite. Il me fait la leçon et me dit qu’on ne laisse pas ses enfants trainer comme ça. Là, c’est la décharge d’agressivité. Je suis seule avec mes enfants depuis trois semaines et je perds facilement patience… C’est la première fois que je dis une insulte raciste. Je lui dis: tu es musulman et tu me donnes des leçons sur la manière dont je m’occupe de mes enfants! Je lui crie: Allah Akbar! Il me répond : tu vas le regretter. Il était fou qu’une femme lui tienne tête. Je ne supporte pas les gens comme ça, ça me met en rogne. Des gens qui vont juger la femme parce que la religion leur dit que les femmes sont inférieures. Je ne connais rien au Coran, je l’ai acheté, il faut que je le lise. Il parait qu’il y a de beaux textes, comme il y en a dans la Bible, mais ce n’est pas pour ça que je crois en la Bible. On m’a dit que selon le Coran ce n’est pas une obligation que la femme soit voilée. A ma crèche la femme de ménage est toujours voilée. Un jour je la vois sans voile et comme je suis trop spontanée, je lui dis qu’elle est belle comme ça, qu’il faut qu’elle arrête de mettre le voile. Elle me répond qu’elle ne peut pas, que c’est la religion, que ses frères lui ont dit que c’est dans le Coran. Depuis quelques temps je déteste la religion. Ce sont des prétextes. MILF parle de ça. De pourquoi on nous traite comme des saintes dès qu’on a des enfants. C‘est pour mieux nous écraser, pour qu’on se sacrifie pour ses enfants. C’est insupportable. C’est vrai pour toutes religions. Quand tu es une femme, on te siffle, mais dès que tu es enceinte : respect ! Je repense à mon histoire de photos pornographique, celle que j’ai racontée dans la dernière scène de MILF… J’étais délaissée par mon compagnon, il était encore parti à Avignon tout l’été. Je rencontre lors des répétitions de la pièce d’Eric Arnal Burchy dans laquelle je dansais, un éphèbe qui s’intéresse à moi alors que je suis enceinte. Je ne pouvais même pas croire qu’il s’intéresse à moi. Je raconte à ma mère que Benjamin est jaloux, ce que je trouve pénible, qu’il lit mes mails. Ma mère me répond : « mais dans ta condition, qu’est-ce qu’il va imaginer ? » Je lui réponds : « pourquoi je ne serais plus une femme parce que je suis enceinte ? » Alors je n’aurais plus le droit d’avoir des désirs. Donc je me dis, allez, on y va…


Guy : Une femme enceinte dégage une forte aura sexuelle… il y a cette couverture de « Vanity Fair » avec Demi Moore nue et enceinte, sans parler des sites pornographiques spécialisés...

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Katalin : C’est d’abord ce que montrent les peintres de la Renaissance. C’est troublant d’avoir du désir pour quelqu’un d’autre que le père de ton enfant. On ne peut échapper à l’influence de la religion chrétienne.


Guy : Ni aux bouleversements hormonaux !
Katalin : Bien sûr, tu ne peux pas y échapper. Mais c’est la religion qui les réprime, qui réprime tout. Pour moi c’est la censure de la pensée. Mon père ne voulait pas que je reçoive d’éducation religieuse. J’ai accompagné un jour une copine au catéchisme ; il était fâché.


Guy : Il n’avait peut-être pas fui le communisme pour après supporter les curés !
Katalin : Peut-être. Je ne suis pas très forte en religion, mais le fait que je m’intéresse à l’art me donne quelques notions.


Guy : Ta création suivante en 2009, « C’est pas pour les cochons », était plus gaie que « Sisters ».
Katalin : Pas si gaie que ça. C’est une pièce romantique, nostalgique, poétique. La poésie est de l’ordre de la tristesse. Ce n’est pas de la grosse gaudriole.


Guy : Si tu compares « Sisters » et « Les cochons », c’est la nuit et le jour ! « Les cochons » est une pièce très particulière. D’abord il y a beaucoup d’animaux….
Katalin : Sans oublier les cochons, qui sont dans la salle ! A l’époque je t’avais raconté que pour préparer la pièce je couchais avec une chèvre ! Platoniquement. Je l’ai adoptée quand elle avait 3 jours. Je n’avais pas d’enfants à l’époque. A cet âge c’est fragile les chèvres, certaines ne survivent pas. Il fallait la réchauffer. Je suis devenue la maman de la chèvre. Sur scène il y avait la chèvre, mon chat Azzaro, beaucoup de lapins… Un deuxième chat qui n’a pas voulu jouer et qui est resté en loge. Azzaro était génial, un vrai chat de spectacle. Je le regrette. On disait toujours qu’il était bête. Je ne pense pas, il était juste là, posé. Je ne me lassais pas de le regarder. C’était un Chat Dieu. Pour moi Dieu n’existe pas, mais je suis complètement, comment dit-on, animiste ? Dieu est partout, dans les animaux…

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Guy : Non seulement il y avait les animaux, mais aussi Yves Noël Genod…
Katalin : Et aussi Pierre Courcelle au piano, Yvonick Muller qui jouait avec moi. Je connaissais Yves Noël depuis longtemps mais lui, il ne me connaissait pas. On se croisait, on se recroisait. Yves Noël peut parler aux gens (comme avec moi à l’époque de Loïc Touzé), mais ne plus s’en souvenir. A chaque fois je lui demandais: tu te souviens de moi ? Il répondait : non, pas du tout…. C’était limite vexant. A l’époque d’Appropriate Clothing, Gisèle Vienne m’avait conseillé d’aller le voir. Elle travaille sur des sujets sado-maso, et Ugo, qui avait travaillé avec elle, pensait qu’elle pourrait sûrement me dire quel club visiter. Mais elle m’avait répondu qu’elle ne connaissait que les lieux sado-maso et ce n’est pas ce que je cherchais. Elle m’avait dit d‘aller voir Yves Noël Genod dans les clubs échangistes qu’il fréquentait, mais je ne voulais pas l’appeler. Yves Noël me faisait peur. Il te fait peur quand tu ne le connais pas ! Plus tard au Théâtre de Vanves ils m’ont conseillé de faire une création avec quelqu’un de branché. C’est comme ça que ça se passe. Ils me soufflent le nom d’Yves Noël Genod. J’hésite… Finalement, je prends contact avec lui. Il me demande combien il y a de budget. C’est comme ça. Les sous, combien? Cash ! Puis il me dit OK. Il arrive à Courpière, chez moi, en Auvergne et là c’est la révélation. Il est arrivé à reculons et tout à coup il y a un déclic. On apprend à se connaitre et ça se passe bien. C’est chouette, on se balade beaucoup. Il y a de la neige. On prend des photos. Pour le fond de scène des « cochons » on a utilisé des photos de Courpière, retraitées par Patrick Laffont. Ce garçon transformait les photos avec son téléphone portable, c’est un petit génie ! Je montre à Yves Noël les endroits que je connais. Il passe des soirées avec nous. On est dans la nature et ça vient naturellement. Pour le coup, alors qu’en apparence je ne suis pas organisée, j’ai éprouvé le besoin d’organiser le spectacle dans ma tête. Je lui demande de travailler sur des textes (Yves Noël est très textes), je lui dis que je veux travailler sur Rousseau. Lui connait très bien Baudelaire. On oppose les deux. Le travail est extrêmement plaisant. On travaille sur les textes ensemble. A trois heures du matin, lui sort se promener et moi je dors.

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Guy : Je trouve la pièce joyeuse, même si il y a de la mélancolie.
Katalin : Il y a quand même une autre notion… En peinture, j’aime bien les vanités, ces peintures où la mort est présente. Les Cochons c’est un peu une vanité, un moment qui passe.


Guy : C’est une pièce avec plusieurs niveaux de perception. Le texte prenait beaucoup d’importance, il y avait des interactions sensibles entre ce qu’Yves noël disait, tes actions avec Yvonick Muller sur scène et les autres interprètes, les animaux et la musique de Pierre Courcelles. C’était presque un opéra.
Katalin : Il n’y avait pas de ma part de volonté de mise en forme de mouvement. Tout était naturaliste dans cette pièce, même si c’est incongru, ou plutôt surnaturel. Donc il y avait du naturel auquel se rajoutait une espèce de monde féerique.


Guy : Tu avais quand même travaillé la composition du mouvement. Ne me dis pas que tu arrivais en disant : hop je vais être naturelle, et puis c’était tout !
Katalin : Si, je suis désolée ! C’était un travail rudimentaire. Un travail beaucoup pensé, en un mot, mais au final rudimentaire sur scène. Je t’assure que c’était beaucoup de filage dans la tête et très peu en vrai. Tout se faisait avec la bonne volonté des animaux et notre envie.


Guy : Cela fonctionnait très bien.
Katalin : Oui, c’est vrai parce que le travail s’est néanmoins fait. Les interprètes ne le comprennent pas toujours, mais le travail ce n’est pas une cadence, ce n’est pas du taylorisme. Même si un chorégraphe va prendre des cours, s’enrichir, travailler son corps, le travail ce n’est pas que l’investissement physique, des répétitions enfermés dans un studio à s’acharner, à répéter des trucs. C’est le problème que j’ai avec les interprètes parce que tu sens qu’ils attendent en se demandant pourquoi on ne travaille pas. Peut-être que je n’ai pas le truc pour instaurer cet état d’esprit. Le travail pour cette pièce, ça consistait parfois juste à être ensemble, partager des moments. Finalement on a tissé la trame de la pièce en se promenant. Comme Les rêveries d’un promeneur solitaire de Rousseau.

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Guy : Tu fais référence à Rousseau. Il y a un côté « ancien régime » dans la pièce, comme dans un tableau de Boucher, de Fragonard, ces peintres du XVIII° avec des bergères aux chairs roses, des moutons, des couchés de soleil, une nature repensée de cette manière.
Katalin : Le spectateur projette les choses, je peux avoir pensé à d’autres choses et Yves Noël peut avoir mis beaucoup d’autres références. C’est plus dans son texte qu’on retrouve ce côté historique.


Guy : En ce qui me concerne, j’entends le texte avant de prendre conscience du visuel, je vois le visuel avant d’entendre la musique, les différents canaux sensoriels se font concurrence et tout n’est pas reçu avec la même intensité.
Katalin : Bien sûr, mais moi je suis dedans, sur scène. Pour moi aussi c’est une sorte de flot qui m’arrive et qui me porte. Il y a un rythme sensoriel qui fait que je suis habitée par ce qu’il se passe, parfois inquiétée. Bien sûr j’essaie de ne pas montrer mon inquiétude, et dans cette pièce en particulier, par rapport à tel ou tel animal. Mais la magie du spectacle fait que finalement tout se passe bien, que tu arrives à vivre le moment aussi avec plaisir. C’est pour ça que je te dis que c’est de la danse mais qu’il y a un engagement physique et sensoriel qui fait que tu es là sur scène à ce moment-là et selon la façon dont tu as envie que les choses se transmettent. Tu me parles de la manière dont les choses se sont concrétisées dans ce travail. C’était un travail dans le plaisir avec des couches d’expériences visuelles, d’expériences auditives, des citations poétiques. Donc tu t’habilles, tu mets une sorte de pommade et puis après une autre pommade, et finalement il y a toute cette douceur des crèmes que tu t’es passées sur le corps qui se retrouve sur scène. Finalement une vraie douceur comme un flocon de neige qui se pose sur toi. La neige nous a beaucoup inspirés. C’est cela qu’on voulait restituer : ces moments où tu marches dans la neige.


Guy : Oui, je me souviens de cette sensation.
Katalin : Tout était un peu comme ça : les animaux étaient très doux. La douceur d’un animal, c’est presque ce qui le caractérise, surtout lorsqu’ils sont jeunes. Parfois les animaux ont peur, réagissent brusquement. Là, ce n’était pas le cas. C’était ça le travail : d’arriver à restituer la douceur des choses. Comme la douceur des lapins. Yves Noël m’a laissée faire mes élevages de lapins, qui ont dévasté mon appartement.

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Guy : Que sont les lapins devenus ?
Katalin : Il y a toujours des descendants chez mon voisin qui fait de l’élevage à Courpière. Ils se reproduisent à toute vitesse et il y a autant de générations que d’années, et même plus. Je ne sais pas ce qu’est devenue la première chèvre ; je ne pourrais pas supporter qu’on me dise qu’elle est morte.


Guy : Ne t’inquiètes pas : elle a sûrement pris une retraite heureuse !
Katalin : Je n’en suis pas si sûre. C’est très difficile pour une chèvre qui a vécu avec des humains de retourner en élevage. Elle avait un statut particulier, elle était en liberté, mangeait beaucoup, elle était devenue énorme et ne donnait pas de petits. Ce qui n’est pas normal dans un élevage. Je ne pouvais évidemment pas la garder. Maintenant je vis dans l’ignorance de son sort. Je ne cherche pas Dieu, ni à savoir certaines choses. Je n’ai pas repris de chat. J’avais adopté Azzaro pour la pièce et je l’avais gardé.

Guy : Nous poursuivons cette discussion à la sortie d’un spectacle de Christine Armanger à la Loge, tu es venue en spectatrice dans cette salle où toi-même tu avais dansé « Rock Identity ». Que ressens-tu quand tu es sur scène (même sans animaux) ? Quelles sont tes émotions?
Katalin : je ne m’attendais pas à cette question, mais je vais m‘y prêter. Dans ces moments, je vis intensément, deux fois plus. Même plus que deux fois plus. Ces moments ne sont en rien comparables à d’autres moments. Ce soir je voyais jouer Christine, elle donne beaucoup. Jouer c’est un don de soi. Au départ je me posais la question de ma légitimité. Je n’ai pas un parcours classique de danseuse et chorégraphe, j’avais des choses à prouver, à moi-même et peut-être aux spectateurs. Je ne pouvais pas les prouver par l’excellence, le classicisme, la technicité. Je palliais cela en me dépensant physiquement, à un point extrême, presque destructeur au début. Alors que maintenant… Non c’est toujours le cas, je vais trop loin même maintenant. J’ai travaillé sur Jeudi et l’effort physique ne se voyait pas. L’idée était de faire que le travail ne se voit pas, paraisse agréable, facile. Mais la structure en métal sur laquelle on évoluait était hyper douloureuse. Même Justine Bernachon, qui est très endurante, disait que ça n’était pas possible d’avoir mal comme ça. Elle s’est fait mal, une entorse au genou, et moi je suis tombée sur le coccyx. Ma peau marque beaucoup, je ressemblais à une vraie dalmatienne, j’étais couverte de bleus. Comme je ne maitrise pas tout techniquement, et que je veux affirmer ma légitimité, j’ai besoin de beaucoup me donner. Ce qui n’est pas toujours tenable. Je n’y suis pas arrivée la première fois que j’ai joué « Rock Identity » à Avignon. J’ai joué deux jours, puis j’ai dû arrêter. J’avais une tendinite, et beaucoup de choses m’angoissaient. J’avais perdu le plaisir. Si tu perds le plaisir, tu ne peux plus monter sur scène, tu ne peux plus endurer la souffrance, il n’y a plus de transcendance, cette force qui te permet de tout endurer. On en discute entre interprètes. Ugo dit que tu peux jouer dans n’importe quelles conditions. J’ai vu des gens malades à en crever qui jouaient. Mais sans désir, sans plaisir, tu ne peux plus. Là c’était un problème mental : la peur prenait le dessus. Quand tu joues, tu as le trac. Le trac, c’est une peur ; on ne sait pas pourquoi. Juste avant de rentrer en scène, je me demande pourquoi on s’inflige ça. Et tout d’un coup je rentre sur scène, il y a ce premier pas, la frontière. Des coulisses à la scène, tu passes dans un autre monde, une autre dimension.


Guy : A ce moment, sens-tu ce rapport qui se crée avec les spectateurs, avec chaque spectateur ?
Katalin : Je le sens dès le début. Avec un rapport à l’ego, l’amour propre. Je suis prise d’un besoin de sensations, j’ai envie d’en donner. Je suis galvanisée. L’idée de pénétrer la scène se prolonge en l’idée de pénétrer le public. Les gens, tu les sens, et toutes ces choses qui se passent sur scène. Tu vois ces choses, mais tu ne fais que les capter. C’est seulement après que tu te dis que tu as vu telle ou telle personne, comme l’autre jour pour Jeudi, le directeur de la Parole errante, Armand Gatti. Cet homme, avec le parcours qu’il a vécu !… Sans l’avoir jamais vu avant, je l’ai reconnu. Sur scène tu vis doublement, mais tu ressens doublement aussi. Cela te donne de supers pouvoirs !


Guy : Combien de jours d’affilée as-tu pu jouer une même pièce, quel est ton record d’endurance ?
Katalin : C’est une question méchante, puisque je ne tourne pas assez… C’était à Avignon, Rock Identity, trois fois de suite. Quand tu reprends une pièce pour la rejouer, tu as peur que ça s’émousse… mais non, dès que tu reviens sur scène, c’est toujours inédit. C’est ça le spectacle vivant, à la différence des films, qui sont morts. Un film, fixé sur pellicule, est éternel. Mais tout est faux dans le film. Tout est faux dans l’image. Même si les acteurs jouent pour de vrai, même s’il s’agit d’un film pornographique où les acteurs font l’amour pour de vrai, c’est mort en comparaison d’un spectacle vivant. Cela dit, je suis contente d’avoir fait ce film avec des scènes pornographiques pour Yves Noël Genod. J’y ai d’ailleurs rencontré Christine qui y participait. L’image n’est qu’une image, de l’esthétique. Dans le spectacle vivant, ton authenticité est en jeu à chaque fois. Tu risques le désespoir si tu n’as pas donné comme il fallait. J’adore le cinéma. Mais au cinéma, l’image se retravaille. Alors qu’une fois que le spectacle vivant est donné, il est donné. Si ça n’allait pas, tu ne peux avoir que des regrets.


Guy : Aimerais tu faire du cinéma ?
Katalin : Quand j’étais adolescente, mon prof d’allemand m’avait demandé de faire une rédaction sur le thème : si vous aviez de l’argent, que feriez-vous, quel serait votre rêve… Normalement ce sont deux questions différentes, mais visiblement aujourd’hui ça se rejoint. Eh bien moi, je réaliserais un film. Ça me tente, et c’est présomptueux d’y penser. En même temps tout le monde fait des films, tout le monde peut créer, tout le monde peut écrire. En fait maintenant tout le monde peut tout faire, artistiquement. Mais je m’éloigne de ta question.


Guy : Oui mais c’est intéressant. Beaucoup de professionnels de l’écriture, dont certains romanciers déçus, ont un discours très dur à propos des amateurs qui écrivent des romans que personne ne lira… Ils ont un peu raison dans la mesure où de plus en plus de monde écrit des livres et de moins en moins de monde en lit.
Katalin : Ma mère dit que le roman est la nouvelle psychanalyse.


Guy : Cela nous ramène à un sujet qui prend une place centrale dans nos entretiens, la difficulté des artistes à être reconnus. Tu es une vraie créatrice, il n’y a aucun doute là-dessus, avec des thèmes qui te travaillent, une voix qui est tienne et reconnaissable, tout au long de pièces pourtant différentes, mais tu ne parviens pas à émerger suffisamment et transmettre.
Katalin : C’est parfois déprimant. En même temps, le mal du siècle c’est d’être artiste. Nous vivons dans une société, uniformisée du pôle sud au pôle nord, et on veut tous s’individualiser en montrant sa petite personne, en disant qu’on est meilleur que l’autre. C’est le paradoxe du capitalisme. Pour se soigner, pour être reconnu, on devient artiste, parce que les métiers d’aujourd’hui ont supprimé la créativité. Avant, on pouvait être artisan et faire preuve de créativité, être reconnu, prendre des décisions. Aujourd’hui c’est impossible. L’autre jour j’ai fait un scandale (je fais beaucoup de scandales ; la violence qui est en moi se décharge à ces moments-là). Je vais chez mon pharmacien habituel. Il me connaît, il sait que je ne suis pas une junkie. Je lui demande un médicament contre la dépression, mais il ne veut pas me filer un cacheton, même pas juste un seul, avant que je retourne voir mon médecin pour une ordonnance. Il me répond qu’il ne prend pas d’initiative. Personne ne veut prendre des initiatives… Je l’ai traité de tous les noms, de marchand de savon.


Guy : C’est vrai qu’il y a de plus en plus de métiers et d’entreprises où tout est organisé selon des manuels de procédures, tu comprends ça quand tu es au téléphone avec quelqu’un dans un centre d’appel où toutes les réponses sont préparées selon des scripts.
Katalin : Le problème d’aujourd’hui, ça n’est plus la pénibilité physique du travail, c’est l’aliénation mentale au travail. Du coup, la thérapie c’est d’avoir des loisirs, être créatif, entretenir sa fibre artistique. Les gens le font, c’est très bien. Quelque part ça engendre les artistes. Pourquoi tout le monde n’aurait pas quelque chose à dire ? Après, est-on artiste pour autant ? Peut-être faudrait-il que l’Etat subventionne tous les lieux pour que chaque individu arrive à quelque chose, je n’en sais rien. Je me dis que je pourrais faire un film, comme beaucoup de gens font des films. Il m’arrive d’animer des ateliers. Mes stagiaires sont souvent perdus dans mes ateliers. Je ne leur dis pas mes intentions. Il y a un plan, mais il est pour moi. Les gens ne savent pas trop où ils vont… mais ils sont heureux du résultat, ils ont aimé se perdre. C’est important de se perdre. C’est bien que tout le monde puisse s’exprimer, moi, comme tout le monde. Je ne sais jamais si je parle de mon nombril ou d’autre chose. Je rejoins Gilles Deleuze quand il dit que ce n’est pas intéressant quand les gens parlent en leur nom.


Guy : Tes pièces sont pluridisciplinaires dans leur inspiration et dans leur forme. Tu ne devrais pas t’interdire de penser faire un film ! S’il est besoin de te rassurer, je ne pense pas que dans tes pièces, qui pourtant sont singulières, tu parles de ton nombril.
Katalin : Ce que je dis sort de mes tripes.


Guy : Mais ce n’est ni ton moi social, ni ton moi quotidien.
Katalin : Non, j’ai découvert que j’étais une autre personne sur scène. Ça m’aide beaucoup. Dans ma famille, jusqu’ à il y a très peu de temps, on me prenait pour quelqu’un de coincée. Quand j’ai lu la comtesse de Ségur, ma famille se moquait de moi. Je ne suis pas coincée. Tu parais surpris… c’est que je ne dis pas tout de ma vie privée à ma famille, sauf à ma mère à qui je peux tout dire. J’ai une autre image sur scène. Je disais que le cinéma ne montre pas la vérité. Mais la scène non plus ce n’est pas la vérité. C’est une certaine vérité, une vérité outrancière, fantasmée. Les fantasmes peuvent projeter quelque chose qui pourrait se traduire dans la vérité. Une pièce, c’est plus une proposition qu’un propos. Ni une position.


Guy : Après « Les cochons », il y a un moment dans ton parcours où je crois que quelque chose de l‘ordre de la maturité s’affirme ou se débloque. C’est une performance de juste 5 minutes....

 

(A suivre...)


Propos recueillis au cours de 5 entretiens à Pantin et Paris entre le 4 juin et le 6 novembre 2014, mis en forme par Guy, relus et approuvés par Katalin en janvier 2016.

Guy Degeorges remercie chaleureusement Numa Sadoul dont les entretiens avec les grands créateurs de bande dessinée l'ont influencé de manière générale et en particulier pour ce projet.

Katalin Patkaï crée HS (mon royaume sur tes cendres) au Générateur de Gentilly le 8 et 9 février dans le cadre de faits d'hiver.

http://www.katalinpatkai.com/

Dans l'épisode 1: Masculin/féminin- Préparation- Transmettre les intentions- Jim Morrison- Le Père- Les collaborations- Des débuts- Se souvenir de X' XY'?

Dans l'épisode 2: Terrains Fertiles- Bucarest- Un Ours- Des chevaux- Appropriate Clothing must be worn- les clubs échangistes- l'humour et le sexe- Hitchcock et De Palma- plastique et mouvement -pas de regret

Dans l'épisode 3: Hygiène de vie-Ascendance- Hongrie- Fréquentations artistiques- Nadj- 1eres leçons- Rock Identity- Encore Jim Morrison- Cantat- Le centre du danseur

Dans l'épisode 4:  L'argent-L'intermittence- La Danse est elle politique?- MILF- Une Outsider- Des budgets- Les subventions- Un mécène.

Dans l'épisode 5: La terre glaise- Jeudi- Sisters- Qui décide de l'échec?-Le vide-Marguerite Duras


Dans le prochain (et dernier) épisode: Montrer sa Pina- MILF- Pour les femmes - A la sortie de l'école- Pantin - les amis - A poil - Le sexe - les anges- Une rupture- Être interprète - La fin?

photo des "Cochons" par Jérôme Delatour

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