L’attaque nous surprend à découvert, cheveux dressés. Les premiers morceaux au bord de déraper. Des quatre musiciens: aucun au premier plan. Collectifs, mais se rencontrent-ils pour autant? Les vagues sonores se chevauchent en tempête: des phrases brisées, des temps décalés. On sourit, bousculé, remis en question, aux aguets. Et on reste dedans, c’est gagné. En gros plan: le fiston Delano qui déborde et martèle avec l‘énergie d’un batteur de punk rock, à des années lumières des délicates ponctuations de cymbales et roulements millimétrés auxquelles nous habituent ses homologues. Les changements de tempo se heurtent incessants, limite Dave Bruckeck Quartet sous cocaïne. Contrebasse et basse électrique (cette dernière qui triche avec une 5°corde) jouent à cache-cache, frères ennemis. Partent à l’unisson, ou s’échangent rôles et registres: soutien et contrechamps, rythmes et harmonies- se déguisent alternativement en guitare, piano, sax et violoncelle... Au centre pourtant il y a Ornette. Assis. On ne se soucie plus de quelle manière il joue. Sauf qu'il sonne au saxophone comme pour consacrer un hommage constant et décalé à Charlie Parker, un hommage absolument libéré. Et délivre de brèves suggestions de trompette et de violon. A mesure de la performance, la musique s’assagit, vers un précaire apaisement, avec un balancement plus funky. Sous les heurts, et les aspérités, tout ramène à la fraîcheur des compositions, tendres, naïves, acides, fruitées… Comme des berceuses lyriques, des comptines mélancoliques. Depuis la première note, c’est de blues dont il s’agit, mais de ce blues très particulier. En passant par une suite de Bach, un air de soul, un air de calypso, un air de fête foraine…
Pour recevoir vraiment cette musique il faudrait être innocent. Pourtant le plus souvent, écouter du jazz c’est cultiver ce rapport paradoxal avec le temps et l’immédiateté, à la fois profiter de l’instant qui s’envole et s’interroger sans repos sur les traces dans notre mémoire de notes d’avant.
Cette musique d’Ornette Coleman ressemble beaucoup à celle qu’il avait enregistrée il y a une cinquantaine d’année. Le musicien semble être resté au même endroit qu'alors, juste avec l’âge s’est un peu courbé. Ce sont les esthétiques qui autour de lui ont bougé, avec des fortunes diverses, qui ont prospérées ou juste survécues… Depuis le manifeste apocalyptique de son double quartet- le disque « Free Jazz »- Ornette fût absolument prophète, et donc un peu pestiféré. Influent, admiré mais à l’écart, voire par beaucoup vilipendé. Dans un milieu qui se nourrit de rencontres au sommet, plutôt solitaire, mais ses musiciens empruntés par Sonny Rollins, John Coltrane. Ma jeune voisine, qui me dit peu connaître du jazz, semble plus happée par la musique d’Ornette qu’elle n’avait été intéressé par celle de Bunky Green: celui ci a offert une très honorable première partie, mais bien bordée dans des volutes de fumées qui évoquent un club de jazz sixties. Une question revient irrésolue : Ornette Coleman a-t-il toujours voulu choquer par audaces et excentricités? Ou a-t-il toujours été sincère en déclarant ne vouloir jouer que sa musique, qu'elle soit simple et accessible, universelle, sans soucier des écoles? Les spectateurs qui ont rempli les gradins de la grande salle de la Grande Halle offrent une réponse spontanée, un hommage émouvant et tardif. Ils envahissent le bord de scène pour photographier, serrer la main du vieil homme plutôt fatigué, lui l'allure modeste d'un doux entété, et qui entonne en rappel de son saxophone de plastique blanc un Lonely Woman d’une simple évidence, prenant la beauté mélancolique d’un soleil couchant.
C'était Ornette Coleman, avec Al Mac Dowel (basse), Tony Falanga (Contrebasse), Denardo Coleman (batterie), à l'espace Charlie Parker de la Grande Halle de la Villette avec le festival Jazz à la Villette.
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photo de Jimmy Katz, avec l'aimable autorisation de Jazz à la Villette.