Je ne regrette pas cette première partie de soirée au Forum du Blanc Mesnil avec David Playe, qui installe en octet des paysages sonores lents, entêtants, saturés. Une synthèse, sans fausses notes ni incohérences, de jazz rock, de progressif, électronique, chants de dandys décadents, free jazz, fusion, métal... Ce qui situe très exactement la différence de nature entre ce projet et l'expérience que je vis ensuite: la musique de Magma en effet ne ressemble à rien d'autre qu’à elle-même.
J'attends ce moment depuis près de trente ans. Trop jeune pour avoir connu l'époque des grandes éruptions du milieu des 70's. Assez vieux pour un rendez vous manqué au début des années 80, lorsque que le groupe se recherchait lui-même en des territoires esthétiques où je ne le suivais plus.... Mais survivaient les éclats discographiques. Dont la fureur, la révolte et l’audace m'avaient laissé incrédule, bouleversé. Surtout cette absence de recherche de connivence avec l'auditeur, cette immédiateté dans l’impact émotionnel, en même temps cette radicalité qui contre toute attente transcendait la naïveté. Je réécoutais inlassablement ces cris incroyables, pour en comprendre les énigmes, et savoir à quel degré accepter cette mythologie. En vain, sur de fausses pistes. Je comprenais enfin que c’était cette sidération, indépassable, qui était elle-même source de jouissance. Depuis le volcan s'était endormi. Il s’est réveillé il y a 10 ans. Les musiciens ne sont plus les mêmes et Christian Vander- pour ceux qui l'ignoreraient: le créateur, leader, compositeur, batteur et chanteur de Magma- ressemble à un homme de son âge, et tout cela n'a aucune d'importance. Il ne s’agit ici pas de nostalgie, de revival. Cette musique existe au-delà du temps. Hors des modes et contingences. Colère et beauté toujours présentes. Mais le temps a fait sans doute qu’en l’espèce tout s'est épuré, qui ne serait pas musique, vers des aperçus d'absolu. Plus besoin de costumes extravagants- juste le sigle et de sobres et sombres vêtements. Pour toute mise en scène, la violence des lumières. Renoncées les tentations de "traduire" les paroles des chants en Kobaïen, de comprendre au delà de l'émotion. Finis les discours, et les provocations. Le mythe est installé, juste dissipés ses aspects les plus puérils, il reste l'ambition et le projet. Rien que la musique donc, mais dont les enregistrements ne peuvent jamais restituer qu'un écho. Il faut vivre l'expérience du déferlement de cette musique au moment même où elle se crée, où elle se manifeste. Voir alors les musiciens emportés dans un même mouvement, comme s'ils ne formaient qu'un seul corps traversé par quelque chose de plus important qu'eux. Ni soli, ni compromis, ni enjolivement. Hors de propos ici de mettre en valeur quelque individualité, les prouesses de tel ou tel instrumentiste, le leader y compris. No jazz. La virtuosité ici se fait humble. Les formules rythmiques sont proprement ahurissantes, mais cet exploit est collectif. L’épurement œuvre au cœur de la musique même. Les thèmes se concentrent à l'essentiel, s’étendent mais s’approfondissent en redondances, unissons et répétitions. Les variations se succédant imperceptibles, jusqu'à l'hypnose ou l'abandon. Jusqu’au franchissement de ce point où il parait impossible que la course de cette masse sonore ne puisse jamais s'interrompre. Une seconde pèse une heure, et inversement. Les constructions fractales se précipitent: des accélérations inhumaines qui me laissent bouche bée. Les instruments incarnent l'équilibre dynamique et précaire des forces élémentaires, dans les extrêmes du grave et l'aigue. Voix et cymbales aériennes, basse qui gronde monstrueuse et terrienne, infatigable soutien rythmique et harmonique des claviers. Le vibraphone, aquatique, laisse suspendu des interrogations, des mystères. Le feu porte l’ensemble à blanc. Tout à la fois la batterie scande les chants, et d'éclats et roulements de caisse claire tente de casser le temps, comme, pour juste quelques fractions de secondes, révéler des reflets d'éternité. Ce suspend impossible, vers le temps zéro, se dérobe sans cesse. Spectateur, témoin de cette recherche utopique de l'accord parfait, je ne peux que m'abandonner à cette cérémonie, cette expérience presque mystique, sinon juger le tout ridicule et renoncer. La posture de Magma par rapport à son public, quoi que respectueuse- il n’est plus question d’exterminer les spectateurs, comme le suggérait autrefois une pochette de disque…-, reste singulière et intransigeante. La relation exigeante. En deux heures de concert, naissent, vivent et meurent trois morceaux seulement, dont deux inédits. Le second, aux accents folkloriques entre musiques celtes ou de l'Europe de l'Est si l'on tient absolument à lui rechercher des ascendances, surprend par sa fraîcheur, et sa légèreté. Enfin la suite EMEHNTEHTT-RE, exhumée ou ré-agencée de sections déjà créées par le groupe au cours des années, et objet du dernier cd. Sans que cette démarche ne puissent être suspectée de commerciale ou d'opportuniste: le fan qui viendrait au Forum ce soir pour s’entendre servir des morceaux-relativement-plus populaires : Kobaïa, Mekanïk Dëstucktïw Kommandöh en serait pour ses frais. L’entreprise consiste plutôt à revenir sur cette œuvre inachevée, sans se soucier de l'historicité, pour l'amener vers une forme supérieure. Au cœur de cette pièce: HHaï m’emporte. C'est, je crois, la plus belle et incroyable chose offerte par Magma. Les parties instrumentales déferlent en un torrent irrépressible, le chant de Christian Vander concentre en sa voix toute l'ampleur et les contrastes de sa musique démesurée, dans ses gestes les manifestations de la transe transcendent le fait qu'il vienne se mettre au premier plan. En médium, simplement. L'histoire ne peut que finir tragiquement, par une lancinante répétition d’accords sur coups de cymbales, une oraison funèbre, une descente au tombeau, pas de rappel ni résurrection. Cette musique pourrait représenter à l’instant précis de la mort l’écoulement de toute la vie. Maintenant il fait nuit.
C’était Magma, avec Christian Vander (Batterie, chant), Stella Vander, Isabelle Feuillebois et Hervé Aknin (chant), Bruno Ruder (piano Fender Rhodes), Philippe Bussonnet (basse), James Mac Gaw (guitare), Benoît Alziary (Vibraphone, claviers) au Forum du Blanc Mesnil , le 12 juin 2010.
Magma joue du 23 au 26 juin, au Triton (Les lilas)