Sur quel pied peut-on jouer, de quel oeil peut-on voir, aujourd'hui, le Marchand de Venise? On s'aventure sur un terrain moralement plus périlleux encore que celui où évolue La Mégère Apprivoisée. Il faut sans doute que la pièce soit jouée comme elle est écrite. Car, si on ne peut pas se représenter comment l'oeuvre était reçue et comprise par son public du temps de Shakespeare, il est évident qu'aujourd'hui toute notre empathie va à Shylock. L'insouciante arrogance d'Antonio et Basiono, et avant tout leur antisémitisme-bien qu'user de ce terme ici soit assez anachronique- nous irrite et nous révolte. Shakespeare charge Shylock de lourds stéréotypes-avarice, fourberie et acrimonie-, et en fait un Harpagon sanguinaire. Mais l'auteur offre à son personnage un cadeau hors de prix: ce monologue universel et poignant, parmi les plus beaux de son oeuvre:
- Un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes,
- des dimensions, des sens, de l'affection, de la passion ; nourri avec
- la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé
- aux mêmes maladies, soigné de la même façon,
- dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été
- que les Chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?
- Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez,
- ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ?
- Acte III, scène I
Après cela, qu'écrire de plus?
Que la cause de la chute de Shylock, par delà toute contingence, est que cet homme ne sait résister à ses passions. Maladie mortelle qui perd plus d'un personnage shakespearien. Shylock persiste dans la vengeance, au lieu de s'abandonner au pardon, ce pardon qui sauve les personnages de Mesure pour Mesure. On constate aussi que l'argent, de tous temps, se paye en livres en chair. Lorsque le marchand juif, incarné par Jean Pierre Bernard, la voix ancrée au plus profond, sort de scène, il faut beaucoup de charme et savoir-faire aux interprêtes d'Antonio et de Portia pour que l'on s'intéresse encore un peu aux marivaudages de leurs personnages. Une fois encore le T.N.O. assure, avec les moyens du bord, un travail salutaire de conservation du répertoire, alors même que beaucoup de scènes subventionnées se consacrent plutôt à la création. Ce qui est bien sur une tâche tout aussi importante, en plus d'être plus gratifiante pour les créateurs, mais...
On regrette que Will Eisner (1917-2005) ne nous ai pas offert sa version sur papier du Marchand de Venise. Le grand créateur de bandes dessinées s'était interrogé à la fin de sa vie sur les stéréotypes raciaux dans les arts, et leur influence sur les mentalités. Avec assez d'honnêteté pour regretter d'avoir eu lui-même la légèreté dans sa jeunesse d'avoir créé pour son héros masqué, The Spirit, un faire-valoir du stéréotype "bon nègre". Ces travaux et réflexions de Will Eisner trouvèrent leur aboutissement avec un album passionnant: "Fagin le juif" (2003), réhabilitation du personnage négatif d'"Oliver Twist" de Charles Dickens, recréé dans le souci de la vraisemblance historique et sociologique, au rebours des idées reçues. Que nous aurait il appris sur l'autre stéréotype juif de la littérature anglaise?
C'était Le Marchand de Venise ♥♥♥♥♥ de William Shakespeare, mis en scène par Geneviève Brunet et Odile Mallet. Au T.N.O..
Dimanche prochain encore