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  • Phèdre échauffée

    Mr Sarkosy, jusqu'à récemment, avait comme conseiller Mr BenamouNéron, il y a 20 siècles, avait Sénèque. Quand Néron signifiât sa disgrâce au philosophe, ce dernier se retira dans sa villa romaine, mais pour se donner la mort en se tranchant les veines. On ne souhaite pas un sort aussi extrème à Mr Benamou (qui semble avoir déja assez d'ennemis comme ça). Mais l'évenement illustre à quel point les temps ont 379373541.jpgchangé, et que les intellectuels ont perdu beaucoup de leur sérieux. Heureusement, avant de trépasser, le philosophe a eu le temps de nous transmettre, entre bien d'autres choses, sa version de Phèdre.

    Ce texte, échauffé par une mise en scène nerveuse et abrupte, on aime le recevoir comme un brûlot. L'auteur nous ramène jusqu'à une frontière. Artistique et idéologique. Il n'est pas indifférent que la vie de Sénèque commence à la fin de l'ère antique (vers 4 avant J.C.) et s'achève au début de l'ère chrétienne (65 après J.C.). On trouve les sources de ce Phèdre dans la mythologie, et chez Eurypide ou Sophocle. Mais Sénèque porte sur les dieux et les hommes un regard plus moderne que ses prédécesseurs, d'un point de vue moins religieux, plus critique. Reste encore dans la pièce toute la force sidérante des mythes, mais déja vis à vis d'eux la distance du moraliste stoicien. Qui met en scène et sous observation l'enchaînement fatal des passions humaines. Et le texte n'est en rien pollué par du sentimentalisme ou du psychologisme: merci pour ces quelques siècles de sursis. Uniquement de l'élévation, juste de la puissance, que de la dignité, et aucune familiarité avec le spectateur, aucune complaisance. On ne s'étonne pas que cet homme ait su se couper les veines.

    Question passions-puisque leur étude fait le sujet- il y a de la matière. Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé, lourde hérédité! Hérédité à laquelle- le texte est explicite- on ne saurait échapper. La Reine, délaissée par Thésée,  ne jette pas comme le fit sa maman son dévolu sur un taureau ("au moins lui il savait faire l'amour"), mais sur son beau fils, Hippolyte. C'est plus fort qu'elle...(mais soyons moins sévère que Séneque: depuis Phèdre nous ne cessons nous même de perpétuer tout ce que nous avons reproché à nos parents, ou ce qu'il nous ont chargé de faire à leur place). Cette attirance pour le jeune homme est tout autant contre-nature, selon les standards de l'époque. On aurait alors mauvaise grâce à reprocher à la mise en scène de ce soir d'être excessive. Hurlements et calvacades, Phèdre part à l'assault d'Hippolytepour lui montrer d'une manière plus qu'explicite qu'elle le veut, sexuellement parlant. Voudrait-on qu'elle lui propose plutôt une tasse de thé? Qu'elle s'offre calmement? Nous ne sommes pas chez Marivaux! Thésée, à son retour des enfers, n'est pas en reste d'agitation, lamentable surhomme, possédé par l'orgueil et la colère, alors qu'il apprend les (fausses) accusations portées contre son fils par Phèdre éconduite. L'intrigue atteint un niveau d'énervement et de déraison qui place le sur-jeu et l'emphase comme une norme logique. Seul à l'écart de ces tempêtes, complice de notre regard détaché, le joli couple du choeur joue de la guitare et du micro. La scénographie est magnifique: comme ces acteurs (et seuls quatre se succèdent sur la scène) semblent petits! Ils courrent d'un bout à l'autre du plateau, perdus dans l'imaginaire du décor esquissé, écrasés par la fatalité! L'immensité du palais froid est installé par d'amples vases au sol, remplis de matières élémentaires, colonnes que les lumières prolongent vers le haut. Bien sur, tout sera saccagé, répandu, emporté par les passions et le désordre, les vases renversés. Au mur se défigure un portrait de famille. En écho de la décadence. Doit-on s'agacer de détails: décolletés et bicyclette? C'est bien peu et rien du texte, pourtant d'une rare densité, n'en est gâché ni obscurci. Ce texte de Sénèque, somptueux, parsemé de joyaux incandescents et poétiques, riche de mille thèmes: la nostalgie d'un ordre originel, les considérations morales et politiques, jusqu'à la description- très gore- de la mort d'Hippolyte poursuivi par la malédiction paternelle. La main de Neptune n'est pas guidée par la colère des Dieux, mais par la folie de l'homme, la victime est réduite à une triste bouillie humaine. L'eau tombera en déluge, funèbre, pour tout laver et emporter: ce théâtre sait aussi s'apaiser.

    C'était Phèdre ♥♥♥♥♥, de Sénèque, traduit par Florence Dupont, m.e.s par Julie Recoing, avec Thomas Blanchard, Marie Desgranges, Alexandra Castellon, Grétel Delattre, Anthony Paliotti, au Théatre Nanterre Amandiers, jusqu'au 17 avril.

    Guy

    P.S. : (de mémoire), une dernière citation du Phèdre de Sénéque, pour la route: les peuples élèvent à leurs têtes des va nus pied, les encensent, et bientôt les rejettent...

    et des images ici ...

     

  • Marivaux: lettre à mon neveu qui n'a jamais mis les pieds à Nanterre Amandiers

    Mon cher B.

    Jette ta game-cube à la benne, arrache les fils du câble, revends ta carte UGC, éteins ton cellulaire 3-G, cours vite à Nanterre voir Marivaux, et tu verras tout à la fois: le théâtre est aujourd'hui comme de tous temps un art multimedia.

    fea5e111516ffeef2f9edfce3d6162df.jpgLe texte, d'abord, le texte et rien d'autre, le texte avant même que le reste ne commence à exister.... Je t'entends déjà me répondre que c'est une vue de l'esprit: que sur scène tout vient en même temps, le texte, la parole, la musique, le jeu des comédiens, etc... Tu as tout à fait raison. Je t'expose juste les choses de cette façon afin de te faire valoir que cette expérience théâtrale te permet de mettre en oeuvre différents niveaux de perception simultanés. Certes tous interdépendants mais chacun riche de sa valeur propre. Ce texte donc est signé Marivaux (1688-1763), Tu vas découvrir qu'on a encore le droit en 2007 d'employer l'imparfait du subjonctif, ou des mots comme "affliction". Qu'on peut entendre cela et y survivre. Et pour commencer être reconnaissant à Luc Bondy de nous juger assez adultes pour ne pas se sentir obligé d'adapter le texte. Le texte qui raconte une histoire. Et pire, une histoire d'amour. N'écoute pas tous ceux qui te diront que cela n'a dés lors aucun intérêt, car dépourvu de portée sociale ou politique. Dés qu'il s'agit de l'homme, il n'y a pas de petit sujet. Ces états d'âmes des deux jeunes personnages principaux-la comtesse et le chevalier-, chacun en deuil de son amour disparu, et qui n'osent s'engager à nouveau du coeur et du corps avant d'être sûr d'être récompensés en retour, touchent à quelque chose d'universel. Aujourd'hui, on parlerait de résilience. Aux billets plus ou moins doux du XVII° siècle pourraient répondre les SMS envoyés dans la cour de ton lycée. L'enchaînement des malentendus amoureux n'est qu'un prétexte pour mettre en évidence les difficultés qu'ils éprouvent à ajuster leurs sentiments- graves ou superficiels, quelle différence?- sentiments qui ressemblent plus à de l'amour propre et de l'orgueil qu'au don de soi à l'être aimé. Sur ce plan là, rien n'a changé. Et il y a chez Marivaux, sous des apparences inoffensives, une énergie presque hargneuse à remettre le sentiment au centre du jeu, aux dépens de l'intellectualisme, jusqu'à faire déchirer par le Chevalier des pages du philosophe Sénèque, faire congédier cruellement par la comtesse l'érudit Hortensius.

    En osmose avec le texte, écoute ces voix qui le portent. Sans amplification, ni équalisation numérique. En absolu direct, fidèles à 100%. Fidèles au texte, et en décalage à la fois: ces voix se permettent une juste distance par rapport à l'écrit. Nous permettent d'introduire intelligence critique tout en partagant ces émois. Comme nous ne sommes plus en 1727, les imparfaits du subjonctif sont delivrés avec un rien d'ironie. Les voix amoureuses empruntent à la fragilité adolescente, pour traduire interrogations et désarrois, avant de céder la place au bon sens gouailleux des serviteurs Lubin et Lisette. L'art du soupir est poussé jusqu'à son extrême raffinement, avec plus d'efficacité que des pleurs ou d'autres éclats pour rendre compte de la tristesse. Ambiguïté et faux semblants, le langage est un leurre, au maniement dangereux. Il s'agit le plus souvent de ne pas dire: le rival du chevalier, le vieux prétendant de la comtesse se disqualifie par l'aveu même de sa proposition de mariage, aux perspectives soudain insupportables parce qu'exprimées. Il flotte aussi quelque part autour des voix, de la musique, que tu ne remarqueras pas sans doute.

    Tu verras, cette pièce se joue en 3.D.. Dans un décor en relief, pensé comme une création d'art plastique. Au premier plan de la scène une sinueuse bande de sable, dessiné avec une élégance organique, mais cette figure est peu à peu foulée au pied par tous les déplacements impulsifs, comme troublée par le désordre des passions. Sur un plan horizontal au fond, de chaque coté une cabine noire de deuil qu'habite chacun des personnages principaux, et qu'une machinerie fait s'éloigner ou se rapprocher l'une de l'autre au gré du réchauffement ou du refroidissement de leurs inclinations. Tu découvre que le décor peut avoir pour fonction de commenter l'action. Sans te faire oublier que tu vis un artifice: un cadre définit cet espace théâtral...mais lui même est entouré de matière transparente, pour que l'ation puisse en déborder.

    Dans ce décor, la migration émotive des corps ne doit rien au hasard. Des corps réels, que tu pourrais toucher presque. Lupin, pour commencer, s'approprie l'espace sans hésitations, à vélo. Hortensius, insupportablement pédant, répand ses livres partout. Lisette est plutôt du genre à écouter aux portes. En ce qui concerne la Comtesse et le Chevalier, c'est une autre affaire. Ces deux là savent bien qu'aller l'un vers l'autre, revient à s'engager. Et pourtant les gestes sont là, avant la volonté, pour démentir ce que les mots ne veulent exprimer, ces personnages dessinent tous deux une subtile géographie de la pudeur et du désir. Je ne te donne pas cinq minutes avant de tomber amoureux de la comtesse, et de ses abandons millimétrés, la tête qui se laisse tomber sur l'épaule, mais juste un peu. Le Chevalier mélancolique a quant à lui des affalements extraordinaires. Je ne parlerai pas des autres acteurs, mais tout s'agence avec une précision quasi-chorégraphique. Tous les mouvements, tous les suspens enrichissent le récit. Tu vois qu'on peut montrer un corps qui souffre et s'interroge, sans avoir besoin de le tondre, ou de le dénuder et de le plonger dans le miel. Ne te méprend pas je te conseille d'aller voir une fois dans ta vie une pièce de Rodrigo Garcia pour en parler en société, mais il faut que tu sache qu'il existe aussi des moyens de représentation plus subtils, et dramatiquement plus efficaces.

    Revenons en à Marivaux. j'ai essayé de te faire valoir que le spectacle était total, mais cela va plus loin: le spectacle est intemporel et paradoxal. Tu es un spectateur du XXI° siècle confronté à une pièce du XVII°. A une pièce du XVII° interprétée par des artistes contemporains, qui s'inscrivent ou s'opposent à une certaine tradition, et à la fois espèrent innover. Tu ne peux donc comprendre la pièce comme la recevaient ses contemporains, c'est à dire qu'il y a une dimension qui t'échappe, forcement. Il y a aussi une dimension universelle, et d'autres aspects que tu peux percevoir avec recul: à la diférence de Marivaux tu as lu Freud, ou sinon Cyrulnik, ou au moins tu en as entendu parler. N'écoute pas les conservateurs qui ne jugent légitimes les pièces de Marivaux qu'en costumes d'époque, cela n'aurait de sens que s'ils venaient eux même les voir en perruques. Tu es confronté au seul art dont les oeuvres soient à la fois au fil du temps inaltérées et transformées.

    Mais surtout porte attention aux dernières secondes: les lumières se rallument avant la fin des dernières répliques, alors que l'amour s'est enfin avoué. Dans un soudain paradoxe, épuisées par deux heures d'hésitations amoureuses, les expressions se figent au bord du désenchantement. Sans qu'on n'ait su quand, la représentation s'est déjà effacée devant le retour du réel. La dernière surprise de l'amour, peut-être.

    J'en ai beaucoup trop dit, je te rappelle juste que c'était La Seconde Surprise de l'Amour ♥♥♥de Marivaux, mis en scène par Luc Bondy, décors et lumières de Karl Ernst Hermann, avec Pascal Bongard, Audrey Bonnet, Clotilde Hesme, Roger Jendly, Roch Leibovici, Micha Lescot, au Théatre Nanterre Amandiers avec le festival d'automne à Paris.

    Guy

    P.S.: Ecris moi quand tu l'auras vu, je suis vraiment impatient d'avoir ton avis. Et ne fais pas de soucis pour arriver jusqu'à Nanterre Amandiers: ils ont des navettes à la sortie du RER. La pièce joue jusqu'au 21 décembre.