cirque
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Démons, bambous, communauté
La communauté circassienne se forme en cercle- "teh dar", dans le dialecte de l'ethnie K'ho, signifie tourner en rond autour d'un feu - et il ne s'agit plus dans cet art du cirque, si fort et exigeant, de mettre en valeur des prouesses individuelles. Au rythme soutenu des chants et percussions sont rejouées ensemble les scènes de la vie villageoise: fêtes, travaux des champs, cérémonies avec masques de démons, jeux, défis, séduction. La vie quotidienne et les rites sont réinventés, chorégraphiés par le groupe en mouvement.Les bambous et les corps se combinent sans efforts apparents en constructions dynamiques et collectives, toujours renouvelées, comme la culture qui dans une société se transmet d'année en année, tel un organisme vivant. La tradition inscrite dans les timbres d'instruments traditionnels s'amplifie d'improvisations en gammes modernes, les rites s'enrichissent de jonglages et d'acrobaties. Pour mes yeux de spectateur occidental un voyage vers cette culture, aussi riche que juste dans son esthétique.Tehr Dar, du nouveau cirque du Vietnam vu à La Villette le 7 novembre. Jusqu'au 1 décembre.Guy -
Go West
Après Cirkopolis l'an dernier, avec toujours autant d'énergie, le cirque Eloize part à la conquête de l'Ouest. Duels, chemin de fer, lassos, chercheurs d'or, girls, bagarre de bars... la troupe jongle sur scène avec les mythes du western qu'elle enchaîne ultra rythmés, la locomotive recyclée aussi sec en piano de saloon. Le propos est gai et léger, décalé, traité façon cinéma, avec onomatopées, accélérés et ralentis. Les corps jubilent toujours bien haut haut, virevoltent avec de généreuses acrobaties. Si les voix, violons guitares et mandolines parfois jouent la mélancolie country, façon Johnny Cash et Poor lonesome Cow-boy, c'est juste pour obéir aux lois du genre, pour de rire, avec entrain et sans tristesse. Le cirque Eloize donne envie de sourire, de rire et danser, on a 10 ans!
Saloon, du cirque Eloize, vu au 13eme art le 12 décembre.
Encore jusqu'au 6 janvier.
Guy
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Black Market
Ce soir au musée du Quai Branly, les cultures dialoguent très joyeusement. Direction la Guinée à Conakry, sur le marché. Tout y enivre : chaleur, rumeurs, odeurs, couleurs et saveurs. On mate. Les filles, bassines sur la tête, balancent sous les boubous de beaux arrondis et les gars rigolards montrent leurs muscles, avant de nous jeter des bananes! Le cirque, absent de la culture traditionnelle, s'est bien acclimaté sous ces cieux africains, il nous revient métissé de danses et de chants. Tambours, Kora et balafon propulsent les acrobates dans de vigoureux défis, au mat, dans les airs ou au sol. Tout danse et pulse, l'énergie foisonne, évoque la vitalité et le désordre du marché. Comme des bateleurs, les hommes, cabots, crânent avec force de bonds, équilibres, sauts et prouesses, rient de la gravité. Le rythme se ralenti, l'ambiance reste électrique, quand la contorsionniste flirte avec l'impossible. Les musiciens nous invitent dans leurs appels et boucles, nous sommes bien accueillis dans cette euphorie.
Boulevard Conakry par le Terya Circus, mise en scène de Dada et direction musicale de Sory Diabaté, générale vue le 8 décembre 2017 au Musée du quai Branly
Guy
Encore les 9, 10, 13, 14, 16 et 17 décembre.
Photo par Sigrid Spinnox avec l'aimable autorisation du Musée
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Dans les nuages
Cette salle qui fut celle du Grand Écran de la place d'Italie revient à la vie après 10 ans d'hibernation, consacrée désormais au spectacle vivant avec une programmation décloisonnée. C'est tant mieux.En résonance avec le passé cinématographique des lieux, Cirkopolis du cirque Héloïse trouve de l'inspiration dans Metropolis de Fritz Lang, voire Brazil de Terry Giliam. Si le prétexte est simple- sur fond de décors gris et rétro-futuristes, un rond de cuir s'évade de la monotonie de son quotidien grâce à l'arrivée des acrobates- c'est la mise en œuvre qui émerveille.Cirque, danse ou comédie aussi, le spectacle peaufiné avec le trublion de la danse contemporaine Dave Saint Pierre enchante au delà des disciplines. Parce que les prouesses des circassiens québécois volent le long du fil du récit, toujours dans le rythme. L'exploit- en sauts, jonglerie, corde, fils, cerceau, contorsion.... n'est jamais emphatique. A la fois il coupe le souffle, mais se laisse emporter dans l'euphorie de ce qui suit.Filles et garçons sont légers comme des plumes, gais et fluides, sans un soupçon de gravité. Tout semble extraordinaire, pourtant tout semble facile: ce spectacle rend heureux.Et si la vie pouvait être aussi simple que cela, si légère? Ce soir on y croit, juste 1h30 durant, pouvoir d'un bond s'élever au dessus de tous ce qui nous retient vers le bas, monter à la corde d'un seul mouvement au dessus des sous-sols, des rues et du haut des buildings, et danser avec les nuages.Cirkopolis du cirque Eloize par Jérome Painchaud et Dave Saint Pierre vu au 13eme art le 10 octobre 2017jusqu'au 29 octobreGuyphoto (droits réservés) avec l'aimable autorisation du 13ème art -
Sous la fumée
Steam revient au cirque électrique jusqu'au 30 novembre: rediffusion de la note du 22 aout 2013
Au cirque- traditionnel ou électrique- les difficultés techniques, le danger, se montrent, épatent. Alors qu’en danse, l’effort se cache, s’efface. Il faut aux circassiens d’autant plus se faire pardonner, d’autant plus faire. Rêver, et sans trop dire, raconter. Ce soir faire entendre les clameurs punk d’une fin de siècle, dans la musique sale et la fumée: des parias ou des survivants, acrobates en sursis. A ce prix les courses deviennent des fuites, les escalades des évasions, les chutes tragiques et vertigineuses, les corps beaux et désirants.
Steam vu au Cirque Electrique le 10 juillet 2013.
Guy
STEAM une création du Cirque Electrique from Cirque Electrique on Vimeo.
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Les cinq premières minutes
C’est la fin d’un monde… ou la fin des études.
Dans un cas ou dans l’autre, une mutation, vers autre chose? Que faire des cinq dernières minutes? Se jeter dans un défi, rechercher ses limites? Accomplir un acte de foi ou de désespoir, d’amour, de solidarité... voire de rigolade? Ce soir, les jeunes circassiens de la 23° promotion du Centre National des Arts du Cirque proposent leurs réponses en spectacle. En paroles, et en se donnant à voir chacun dans l’exercice de son art: corde, mat, tremplin, acrobaties au sol…. C’est une contrainte lourde à respecter pour le metteur en scène David Bobée (lui juste d’une dizaine d’année moins jeune que les interprètes), de lier tous ces « numéros » autour du thème central. Musique omniprésente, belles lumières, scénographie étudiée: il fait le choix clair de la théâtralité. Quitte à s’approcher- il me semble- de la surcharge sentimentale dans le spectaculaire.
Il réussit pourtant à révéler par mots et gestes une part de la personnalité de chaque interprète, de leur vérité. Je ressens toujours de l'émerveillement devant les prouesses. Mais m’intéresserais-je vraiment aux évolutions de cette jeune femme sur cette corde verticale, si je n’avais prêté avant attention aux doutes qu'elle dit à l’heure du saut vers l’inconnu, à sa fragilité? Elle s’élève, tente d’échapper à la pesanteur, à cette fatalité, glisse tout le long comme s’étant abandonnée, laisse deviner que la chute pourrait être désirée. Le risque prend un autre sens. Apprécierais- je l’énergie et la jovialité de ces deux acrobates au sol, l’un bavard, l’autre sourd-muet, s’ils n’avaient d’abord manifesté d’un geste éloquent que la fin du monde, ils n’en ont vraiment rien à taper! Une autre jeune femme éperdue demande à haute voix: «si j’étais la dernière femme et tu étais le dernier homme, que me ferais tu maintenant ?». Avant de s’envoyer ensemble en l’air, sur le tremplin. Les artistes viennent des quatre coins d’un monde, qui comme le plateau semble tourner trop vite, les projette au bord du déséquilibre. Le temps, inversé et angoissé, passe en compte à rebours, avant une possible catastrophe, qui mettrait tout sans dessus-dessous. Ce plateau ressemble aux pièces d’un appartement, lieu de vie sans cesse bouleversé mais qui permet à tous de se réunir pour dessiner en collectif le portrait d’une jeunesse inquiète et fragmentée, avec ses rencontres, ses foules sentimentales et ses solitudes: des amis autour d’une table, un couple qui s’enlace, se dispute… Sur cette planète Mélancolie, l’avenir est leur mais tout à inventer.
Même sujet, mis en scène à l’opposé. Michel Schweitzer, 53 ans, donne le plateau et la parole à des jeunes amateurs autour de 18 ans, dans leurs derniers temps du passage de l’adolescence à l’âge de jeune adulte. Schweitzer assisté d’un comparse et D.J., se place dans la posture d’un animateur bienveillant et paternaliste. Pour aussitôt mettre en scène l’ambigüité manipulatoire de sa propre position. Il propose aux interprètes de structurer leur spectacle autour d’un abécédaire rédigé par un philosophe. L’un des jeunes refuse aussitôt ce cadre imposé, préfère donner la priorité à ce que lui suggèrent ses propres intuitions, même confuses. Ce qui suit prend dés lors l’apparence d’une prise de pouvoir improvisé, d’un dialogue en forme de rapport de force permanent entre les générations pour la maîtrise de l’expression. Sur deux pendules les minutes s’écoulent à des vitesses différentes, suggérant un fossé qui se creuse. Au prix de longueurs et de fluctuations de notre attention, sur scène tout semble possible.
Le groupe, avant toute véritable prise de parole, préfère chercher énergie et cohésion dans un temps de danse techno, se rassemble en une grappe dense et hédoniste, quitte à laisser le public de coté. La scène est foutraque, lumières allumées dans la salle, conventions spectaculaires refusées. Les jeunes tiennent l’espace du plateau par le nombre, le dj propose et négocie, Michel Schweitzer garde le contrôle des écrans pour délivrer suggestions et messages. Les jeunes s’expriment quant à leurs préoccupations, alternent sujets pratiques et existentiels, abordent questions sentimentales et sexuelles avec un mélange de franchise et de pudeur. De l’effronterie et de l’inquiétude, un maintenant crâneur et des lendemains incertains. La prise de parole est collective, bousculée, en jeu de ping-pong, sans complaisance, souvent sur un mode de dérision. Les antagonismes et manifestations d’incompréhension s’expriment tout autant entre eux qu’avec les vieux. Ils se rassemblent par la musique, la danse et la chanson, mettant en pratique les « talents particuliers » pour lesquels ils ont été sélectionnés. Par transitions en demi-teinte, l’effet Starac’ est évité. Leurs performances sont encore jeunes, mais émouvantes dans ce contexte, par ce qu’elles disent de leur devenir. Leur prise de risque trouve son écho dans les discussions, et l’urgence qu’ils expriment de trouver leurs les limites. Cette proposition surprenante s’achève par l’expression du dilemme qui résume leur difficulté à être au monde: le choix entre un cynisme prématuré, et un enthousiasme idéaliste. Je suis alors interpellé par la posture de Miche Schweitzer, plus proche de ma génération, qui feint alors un attendrissement détaché l’impuissance à se souvenir de sa propre jeunesse.
C’était This is the End, spectacle de fin d’études des élèves de la 23° promotion du Centre National des arts du Cirque, mis en scène par David Bobée jusqu’au 12 février à l’espace chapiteaux de la Villette
Et Fauves mis en scène par Michel Schweitzer au théâtre de la cité internationale jusqu’au 31 janvier dans le cadre de Faits d’Hiver.Guy
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L'enfance de l'art
Rediffusion de la chronique du 18/6/2011 à l'occasion de la programmation de Parades and Changes Replays à Ardanthé lundi prochain le 23/01/2012.
Une recréation? Pas vraiment... Mais toujours une récréation, heureusement. Cette nouvelle version de Parades & Changes replays ne change pas tant que cela, mais rafraichit les souvenirs.
L'ordre des séquences se trouve bouleversé par rapport à la proposition du centre pompidou en 2008. Mais cet aléatoire faisait, parait-il, partie du jeu dès les origines. Les nouveaux venus, dont 4 circassiens, s'intégrent bien à jouer les performers... pour autant ces derniers n'infléchissent pas spécifiquement la performance par la pratique de leur discipline première. A l'exception d'une scène, mais qui du coup passe plutôt forcée: le montage express d'un échafaudage, un drôle de de jeu de construction, et son escalade ralentie et accélérée.
Il reste l'essentiel, que je ressens avec plus évidence encore qu'à la première vision: le plaisir et la fraîcheur de presques jeux d'enfants, organisés dans un bel esprit de dépouillement. Innocents! Les déambulations toniques, la cacophonie de voix qui fusent, les désabillages et rhabillages, les défilés baroques et bariolés avec les danseurs parés d'accessoires délirants, le magnifique final nu et libérateur. La simplicité rend caduque trop d'intellectualisation. Reste la jubilation, et c'est bon! Tout bien pesé, et allégé, un heureux hommage, qui n'a pas besoin de l'alibi d'être présenté comme un nouvelle création. Une reconstitution d'un genre bien spécial, puisque d'un art des années 60 alors fondé sur un désir fort d'expérimentation (tester des actions toutes simples) par définition évaporé depuis. Mais pourquoi pas? Reste le plaisir de la redécouverte et du témoignage...et peut-être la constitution d'un nouveau répertoire, celui de la performance, interprété avec plus (Cf Magical) ou moins de distance.
C'était Parades & changes replays in expansion d'Anna Halprin, Morton Subotnick, Anne Collod & guest, à la grande Halle de la Villette jusqu'à ce soir.
photos de Jérome Delatour- Images de danse avec l'aimable autorisation de la Villette
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Fais du vélo, jardine à poil.
Rediffusion de la chronique du 24/7/2010, à l'occasion de la programmation de la piece à l'Apostrophe de Cergy Pontoise du 2 au 4 décembre.
A la Cité Internationale de Paris, lieu de grandes utopies, j'ai été invité à partager pour un soir un rêve plus modeste. Joué à l'échelle familiale ( mais dans le but de changer le monde tout autour c'est toujours un début).
S'agissant de cirque et d'acrobatie, le spectacle est souvent une histoire de famille, et sur cette scène-ci la déclinaison du mode de vie décroissant des artistes: Simon Yates et Jo-Ann Lancaster et leurs enfants Grover et Fidel. A assister à l'arrosage des plantes vertes je pourrais me croire devant une annexe de leur jardin australien. Donc une pauvreté de moyens revendiquée, décors recyclés, simple mât monté à vu et vinyle rayé, basse jouée punk et costumes sommaires juste un poil au dessus de l'état de nature, le tout à la mesure d'une réjouissante sincérité. "Mange des légumes, Sois gentil, fais du vélo, aime ton ennemi, jardine à poil, ne consomme pas trop, éteins la télévision...", me conseille gentillement par écriteaux ce petit ange en suspension. Je pourrais m'agacer de la récitation de ce nouveau catéchisme écologique. Mais il y a cet humour second degré qui pourtant ne nuit pas à l'éfficacité de cette propagande avouée (jusque dans le titre), la gravité décalé de chants post-soviétique devant l'étoile verte, les barbes militantes et postiches, cette drôle de dignité candide... Et c'est l'engagement des corps qui convainc. Dans les acrobaties aucune facilité feinte et les éfforts à nu, en évidence la lutte contre les dures lois de la gravité. Le rapport renoué du corps et de l'esprit avec l'environnement est au coeur de la demarche. Pas si facile de pédaler, et pour de vrai, à contre courant. L'idéalisme se mérite dans la douleur et l'humour à la fois. C'est l'endoctrinement par l'exemple. Aucune prouesse n'est gratuite, mais autant d'élément du vocabulaire de chacune de ces petites histoires un peu tristes aux morales tendres et naïves: une sirêne qui monte à la corde la queue dans les ordures, ces gestes oppréssés par des bruitages industriels, cette apre lutte entre les sexes, ce petit déjeuner en un périlleux équilibre menacé par la surconsommation, cette ballade à velo sous les quolibets, ou la démonstration que, littéralement, on ne peut se nourrir d'argent. Les demonstrations sont drôles avec, recyclée pour la cause, un peu de l'humanité cruelle du burlesque muet.
c'est le cirque PROPAGANDA par acrobat, au théatre de la cité internationale jusqu'au 15 aout avec Paris quartier d'été, à voir en famille à partir de 10 ans.
Guy
Photo (Ponch Hawkes) avec l'aimable autorisation du théatre de la cité internationale
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Un (autre) voyage intérieur
Tourne le train miniature, et tournent les disques... le chanteur prend le train pour une tournée, s’évade au son des essieux, loin de Brest... Next stop: Vladivostok, de l’ombre du plateau surgissent les couleurs du cabaret, les numéros des artistes de cirque. Ce voyage de 1983, consigné avec soin sur un cahier, est immobile, vécu dans une chambre, et cette nouvelle vie inventée, la précédente arrêtée nette. Le personnage, quant à lui, serait réel : Jacques Mercier, une gloire locale, ancien chanteur de cabaret. Atteint du syndrome dit de Korsakoff, d’un délire solitaire d’alcoolique, mais ici un phénomène théâtral partagé, avec pour symptômes divertissement et illusions.
Quoi de plus normal dans ce théâtre? Comme lui, spectateur émerveillé, je crois aux sauts extraordinaires de la puce savante- je la vois- ainsi que les décors dans lesquels évoluent les mimes. Ce sont les visiteurs de Jacques Mercier, dans sa chambre de Brest, qui paraissent inquiétants, irréels, et les artistes vrais, vivants, chaleureux, sur la scène. La femme d’ici dédaignée, Margot, parait si fade, mais son double imaginée, Sonia, si désirable… L’amour vit sa chance avant de se dissoudre sous les masques. Transsibérien, lac Bakail… les mots déjà emportent, loin du quotidien. Les paroles des chansons sonnent belles et étrangères, dans une langue russe enthousiaste…et imaginaire ? On pardonne lenteurs et maladresses, comme autant de tendresses. Plus important, les acrobates subliment le réel, s’élèvent, ouvrent la vie et la scène vers le haut. La vie est un songe, de toute façon.
C’était Atavisme, de Philippe Fenwick , vu à l’Atalante.
guy
photo avec l'aimable autorisation de la compagnie Zou
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En suspensions
S'ils touchent terre, les circassiens de Mathurin Bolze-dans la Grande halle de la Villette- tombent-ils en enfer? Ils ont d'abord manqué d'être aplatis par la descente inexorable du plafond- souvenirs de vieux feuilletons-, avant d'embarquer ensemble sur cette petite planête qui s'élève et pas moyen d'en descendre en route. Il s'agit plutot un radeau de fortune, une terre en miniature, aux mouvements aussi incompréhensibles que ceux de la vraie terre, sur laquelle il faut vivre quand même. Si les lois de la gravité y deviennent toutes relatives, les lois du coeur y perdurent, avec les mêmes élans mais magnifiés: amour, humour et disputes. Solidarité aussi. Le tout en gestes et reconstitué sur quelques mêtres carrés précaires et sans cesse remodelés, animés par la poésie virtuose et imprévisible des cinq acrobates. Tout s'y exprime avec une précision légère. On est d'abord fasciné par le vide vertigineux de 50 centimetres de haut dans lequel ils manquent de tomber (un vide aussi illusoire et spectaculaire qu'au bord de la falaise du Roi Lear). Le radeau ensuite s'envolera bien plus haut pour de plus fortes sensations. Pour affronter la haute mer et enivrer les gestes. Les fausses chutes sont d'une irresistible tristesse, les gags merveilleux et mélancoliques. Les plages lentes font place à des accélérations frénétiques. Tout enfin se déglingue dans ce Titanic pret à basculer en free jazz. Quand tout tangue, où va-t-on, comment vit on?
Dans le ventre d'une autre baleine culturelle, le 104 endormi, Maria Donato d'Urso , elle non plus ne touche pas terre. Ne touche pas l'eau plutôt en suspend en dessous d'elle, son corps cruellement échoué sur un étrange navire de trois mats et de voiles. La toile vaporeuse à la fois nous la dérobe et l'expose. De ses gestes ecartelés elle fait se renverser les trois axes aux angles aigus qui la traversent, en de nouvelles combinaisons instables et impossibles. Les bruits sont lourds et la toile respire, projetés sur cette toile les mots sont blancs et ces mots rêvent. La lenteur rêgne, la langueur inquiète, sans repos. Lus en linéaire les mots convainquent moins que lorsque que projetés: alors un poème dermatologique. C'est pourtant une belle et laconique performance, enivrante et surprenante, dans la continuité et le difficile renouvellement de ses précedentes mises en situation.
Danseurs, acrobates, tous sont ici des athletes de la beauté.
C'était Du Goudron et des Plumes, m.e.s. par Mathurin Bolze à la Grande Halle de la Villette, jusqu'au 25 avril, et pleine peau- strata etude de Maria Donata d'Urso avec un texte de sophie Loizeau au 104, pour la cloture de Concordan(s)e.
1ere photo: (Christophe Raynaud De Lage) avec l'aimable autorisation de la Villette
2eme photo (LAURA ARLOTTI) avec l'aimable autorisation de Maria Donata d'Urso