Le Baiser de la Veuve se joue du 7 novembre au 7 décembre au théâtre 12. Rediffusion du texte mis en ligne le 31 mars 2013
Pas de doute. Il s’agit d’un théâtre de texte (et quel texte!) mais d’un théâtre physique tout autant, violemment. Lorsque les répliques submergent les personnages et quand les mots les piègent, ce théâtre devient de larmes et de sang, de sueur, de relents de bière, de bourre-pifs et de gnons. La violence des empoignades prolonge- libère ou exacerbe?- rivalités et tensions. C’est saisissant. Se mesurent sur scène Bobby et Georges, deux hommes frustres qui triment dans une usine de l’Amérique industrielle sur le déclin- une sorte de purgatoire théâtral, un no man’s land dont on doute qu’ils puissent s’évader.
Entre eux: la visite d’une femme. Betty, L’amie d’enfance, peut-être une ancienne amante, depuis longtemps mariée et partie, revenue en veuve maintenant. Un étrange triangle amoureux se constitue. Les deux mâles rivalisent déjà confrontés à son attente. Betty arrive enfin, et la danse se complique. Elle, désormais si sophistiquée, mots choisis, jupe serrée et manteau vermillon, semble jouer avec eux, les mener de sa voix, du bout des seins. Ou même de sa fragilité. Chocs de langage. Contrepied. Jeux dangereux. Elle déconcerte, aussi inattendue qu’ils semblaient prévisibles. Leur passé commun est chargé, elle revient demander des comptes. Tout est possible désormais, tous les risques et retournements.… Interprétée avec nuances, Betty me parait si irréelle, bien que si charnelle, que je la croie un fantôme revenu les hanter pour leurs fautes…
Après la représentation, l’auteur- Israël Horowitz- se matérialise au café voisin. C’est un privilège de l’interroger à ce propos, il me répond qu’à priori non: Betty est réelle, mais que, bien sûr, chacun peut interpréter la pièce à sa façon. Il incite aussi à prendre du recul par rapport au réalisme de l’œuvre, de par son hyper-réalisme même; ce soir la mise en scène humble et nerveuse, l’interprétation précise et intense des comédiens renforce cette sensation, avec l’ancrage « working class » des dialogues, la caractérisation des personnages, la précision des décors encombrés de paquets de journaux à recycler. C’est un piège pour le spectateur, redoutable. J’y suis pris. Comme la veuve (noire), Israël Horowitz tisse la toile du récit, quitte à user de drôlerie, pour faire accepter le drame et ses règles, peindre une noire humanité. C’est ensuite que j’y réfléchis, longtemps encore après.
Sous les flots des mots qui se cherchent, des vraies gaffes et fausses embrassades, des mots qui trompent, des fragiles convenances et connivences, des souvenirs complaisants cachant les vérités qui dérangent, s’imposent la violence et la cruauté des rapports de force, entre hommes et femme, faibles et forts. Jusqu’aux coups qui départagent, jusqu’à la contrainte physique. Pas de pitié. Israël Horowitz ne recule pas devant l’évocation du pire. La tendresse est blessée, étouffée, et la vengeance pese lourd sur la balance. Ultime question: la possibilité du pardon. On attendra en vain ce soir la réponse. Ce théatre ne donne pas de leçon.
Au café, Israël Horowitz me demande d’où je viens. C’est peut être une question de politesse, ou peut- être plus que cela. Dans le baiser de la veuve, l’origine importe. Georges et Bobby sont restés prisonniers de leur lieu d’enfance, de leur morne médiocrité, sans espoir ni rêves. Ils sont condamnés à soulever à longueur de journée des kilos de journaux, aussi lourds que les souvenirs qu’ils ressassent. Avant que ces papiers-et les mots écrits dessus- ne soient broyés dans une machine, et recyclés à l’infini. Ainsi se répètent leurs vies. Betty est celle qui est partie, devenue une autre: une femme chic, un écrivain, et qui ce soir revient. Ou rend elle juste visite? Dans les dialogues, les surnoms d’école collent toujours à la peau des personnages présents ou évoqués: Betty la souris, Georges la Crevette, Bobby le Bélier, le Suédois, la Girafe…, jetés à la figure pour humilier ceux ci à tour de rôle, les contrôler, les figer dans leur état passé, leur interdire de changer. Betty est-elle vraiment une autre à présent? Et peut-elle résister aux efforts de ceux qui veulent la reduire à son passé?
N’oublions jamais, ouvrons les yeux, toujours changeons.
C’était Le Baiser de la Veuve d’Israël Horovitz, mis en scène par Tony Le Guern, à l’Aktéon Théâtre, du lundi au mercredi jusqu’au 24 avril.
Guy
Photos de Laurent Caron avec l'aimable autorisation de la compagnie.