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Theatre - Page 14

  • Toujours des formes en court

    Pour commencer par la fin de ces courts, Le Bruyant Cortège s'ébranle mais sans nous, laissés sur le coté du chemin. On sourit triste, une fois de plus, en le regardant défiler. La fête est désenchantée à dessein, l'agitation vaine. C'est forcé, vu le sujet: l'invocation moderne d'un Dyonisos libérateur, par des contemporains en mal de fantasmes. Mais le Dieu hermaphrodite n'apparaît en seins et postiche que pour aussitôt désintéresser ses adorateurs. Une allégorie trop parfaitement déprimante.

    Elle est plus drôle, paradoxalement, la proposition d'avant. Un chapitre des 120 journées de Sodome, sous la forme d'une lecture en costume et robe de soirée. Le phantasme est ici présenté d'une manière plus distancié: les recits de coprophilie sont articulés on ne peut plus chic. Mais le plat qui nous est proposé est quand même indigeste à force. Peut-on vite se blaser de tout, même de l'obscénité élégante? Une fois le premier effet de contraste amorti? Une fois le premier plaisir passé d'entendre le verbe "baiser" employé à l'imparfait du subjonctif? On re-decouvre que Sade écrit bien, mais on n'apprend rien de plus sur le texte, en fin de compte. C'est néanmoins grinçant et gonflé, et au moins de sentir le public ne pas trop savoir comment réagir. On aurait préféré cela plutôt que la voix d'Alain Delon en guise de bande son du dernier Piétragalla. On est en tous cas par principe rassuré de pouvoir entendre de telles choses sur une scène.

    Mais c'est avec Notre Père, que l'audace prend un vrai sens, au delà de l'exercice de style, et pour un résultat admirable. Les thèmes abordés sont des plus sombres, difficiles, dangereux: la mort et le deuil qui pourrit en plaie ouverte, les désirs tout autant lancinants, ambigus et inavoués, les liens qui se tissent entre toutes ces douleurs. Et quelque part, inommée, l'ombre de l'inceste. On pourrait être rebuté: on est pris à la gorge. Sans doute car, à l'inverse d'autres propositions de cette soirée, le choix est fait ici d'une intense sobriété, tous moyens concentrés sur l'obscurité et la lumière, sur la voix à vif et le corps exposé, épurés à l'extrème, de Celine Milliat Baumgartner, rejointe par  Marc Mérigot. Qui nous emmènent en direction du gouffre, avec le beau texte de Cédric Orain, toujours à la frontière de ce qui peut, de ce qu doit, ou non être dit, et une mise en scène d'une impitoyable précision.

    C'était Notre Père de Cédric Orain, avec  Céline Milliat-Baumgartner et  Marc Mérigot, Les 120 journées de Sodome de Sade adapté par Eram Sobhani, et Le Bruyant Cortège de Julien Kosellek, au Théatre de l'Etoile du nord.

    Jusqu'au 10 mai, avec chaque semaine deux autres nouvelles propositions, dans le cadre d'A court de forme.

    Guy

  • Des courts encore en forme

    Prévenu depuis il y a deux ans déja, on est plus pris de court par ces formes courtes, qui se bousculent, audacieuses et abruptes. Avec des résultats contrastés- c'est forcé- mais sans jamais qu'on leur en veuille d'avoir tout essayé.

    L'exagération, pour commencer, avec la Sinistre Répétion. Pas si sinistre que celà: ça gueule trés fort maquillé blanc, dans une coméda dell arte d'un mauvais goût assumé. Le principe s'affirme ici d'étriller les codes de représentation. De l'acteur en cadavre las de rester allongé, aux lamentations de la veuve de théatre au delà du suraiguë, jusqu'au faux metteur en scène qui intervient à tout bout de champs. C'est une entreprise risquée, le rythme en est cassé. Mais à force d'excès et d'énergie, de grimaces, de boyaux brassés à pleines mains, on sourit, au moins.

    Pour continuer avec les codes à vue, il y a au début de Phèdre une accumulation telle que rarement osée de signes superposés sur les épaules d'un seul acteur: le récitatif, le travestissement en femme, le masque de clown, la gestuelle dansée, le tout sur une musique d'opéra...et c'est étonnant que le tout paraisse joliment cohérent! Quoiqu'à ce stade on ne fasse que sourire-encore!-, avant d'en revenir à une variation sur un spectacle en train de se faire. Ce qui laisse craindre un temps qu'on en revienne à une sinistre répétition de l'exercice précédent. Mais Eram Sobhani reste en juste équilibre, pince sans rire. Surtout Stéphane Auvray-Nauroy est tout Phèdre- généralisé en archétype de la passion amoureuse- digne et étonnant. Et finit par porter bien haut de beaux morceaux de texte, pour réhabiliter le sentimentalisme.

    C'était La Sinistre Répétition de la Dernière Scène de Florent Dorin, et Phedre, Pauvre Folle de Syvie Reteuna et Stéphane Auvray-Nauroy sur des textes de Racine et d'Eugène Durif, à L'Etoile du Nord.

    Deux des cinq propositions de cette semaine, dans le cadre d'A Court de Forme

    Guy

  • Manque: le principe d'incertitude

    Ce soir encore, Sarah Kane nous emmène jusqu'à un point de non-retour: discontinuité, renoncement à l'intrigue, à un lieu et à un temps determinés, dissolution des personnages... Juste quatre voix, quatre corps, quatre semblants de personnalités réduites à quatre intitulés: "C", "M","B","A". Quatre voix qui disent surtout ce qui fait mal. Il y a bien des pièges à éviter pour réussir à nous emmener jusque là, jusqu'à l'épure. Le danger de trop de pathos, ou trop d'abstraction.... 

    Mais ce soir on y arrive, et on y reste: sûrement question de rigueur, d'honnêteté dans la mise en scène. De musicalité aussi: cette musique est parfois aigre-douce, d'une ironie glacée. 259234562.jpgLe texte semble s'étonner lui même, violemment banal et toujours au bord de son abandon. "C", "M","B","A": les mots s'échappent, comme de situations devenues irréelles, nous frappent au coeur quelques instants et échouent à redéfinir ceux qui les prononcent. Pour nous ramener, à force de dialogues avortés, au coeur du sujet: la perte de l'identité, la perte du sens, l'incommunicabilité. Pourquoi va-t-on toujours voir du Sarah Kane? Et écouter cette obstination à toujours dire le presque insoutenable.... Mais plus les mots osent et avouent, se libèrent, moins ils construisent et signifient...  Au moins désormais savons-nous que nous ne sommes pas seulement ce que nous disons.

    Sur l'étroite estrade carrée au milieu de la scène, les personnages,-ou quoi d'autre que soient les corps que l'on voit- sont contraint à la proximité, à la redécouverte les uns des autres. En vain. Ils peinent à se toucher. Ils ne s'échappent de l'estrade qu'incomplètement, en tombent un peu au delà du bord dans quelques sobres tentatives d'extase ou de destruction. Se découvrent. Sans rien à perdre ni à cacher. Puis se dévoilent et se touchent enfin. Nous touchent peut être plus que les mots. Mais la chair est froide désormais, d'autant plus qu'exposée. Vulnérable et vraie. Que deviennent nos actes, nos paroles, quand s'évanouit ce qui les tient ensemble? La camarde, vêtue de noir, tourne autour de la scène pendant ce temps, commente de chansons. Tire les rideaux, règle son compte à cette pauvre humanité, dispense sans ciller terre, eau, sang.

    C'était CRAVE (MANQUE) ♥♥♥♥ de Sarah Kane, m.e.s. par Sophie Lagier, avec Vincent Bouyé, Corinne Cicolari, Nathalie Kousnetzoff, Magdalena Mathieu, Christophe Sauger, au Théatre du Chaudron (Cartoucherie). Jusqu'au 24 avril.

    Guy

    lire aussi : Neige à Tokyo

  • L jr ds meutr ds l'hist. d'Hmlt

    Paradoxe. La tragédie d'Hamlet en 1h20 et 4 protagonistes: c'est objectivement très court. Et en même temps c'est bien trop long d'y faire rentrer de force bien trop de choses. Effet d'un pêché de jeunesse, cette envie de tout essayer? Qui fait ressembler la proposition à un catalogue de procédés, même bien amenés, impression qu'on subit dès la première chute de projecteur (cardiaques s'abstenir). Singulièrement, toute la gamme des lumières y passe, de l'éclairage de la salle pleins-feux à la lampe-torche dans le noir, en passant par les néons clignotants. C'est la pièce à ne pas manquer pour tous les apprentis éclairagistes. Autant de prouesses qu'on remarque trop, au détriment du sens (à moins que le sens ne soit justement de mettre en évidence les artifices du théâtre?) De même pour tous les trucs à la mode-on se promet de hurler la prochaine fois qu'on voit une bicyclette sur scène. Phèdre, vue il y peu, osait beaucoup aussi, mais plus en cohérence. Dommage pour ce soir, car il y avait dans le jeu de quoi nous tenir toujours suspendu entre intérêt et agacement, en usant d'une désinvolture étudiée.

    Voire, l'exercice que s'était permis Koltes d'après Shakespeare n'était, de son vivant, destiné ni à la publication ni à la scène. Cet inédit aurait pu le rester, sauf à se passionner inconditionnellement pour l'auteur se découvrant auteur en disséquant l'oeuvre d'un auteur illustre. Pour autant la relecture d'Hamlet n'est pas impertinente, voire ne manque pas de pertinence. La langue accroche dans son rapport sec et âpre au modèle shakespearien. Mais- 1H20!- le résultat manque tout simplement d'espace et de respiration, de substance. Reste rétréci. Aussi squelettique que le crâne du bouffon. Le monologue passe tout prés de la trappe restée ouverte. A voir Hamlet en treillis, carabine à la main, avec l'accent chantant, on en reste au drame, mais familial et rural.

    C'était Le Jour des Meutres dans l'histoire d'Hamlet ♥♥ , de Bernard-Marie Koltes, m.e.s. par Thierry de Peretti, au Théatre de la Bastille, jusqu'au 20 avril

    Guy

  • Phèdre échauffée

    Mr Sarkosy, jusqu'à récemment, avait comme conseiller Mr BenamouNéron, il y a 20 siècles, avait Sénèque. Quand Néron signifiât sa disgrâce au philosophe, ce dernier se retira dans sa villa romaine, mais pour se donner la mort en se tranchant les veines. On ne souhaite pas un sort aussi extrème à Mr Benamou (qui semble avoir déja assez d'ennemis comme ça). Mais l'évenement illustre à quel point les temps ont 379373541.jpgchangé, et que les intellectuels ont perdu beaucoup de leur sérieux. Heureusement, avant de trépasser, le philosophe a eu le temps de nous transmettre, entre bien d'autres choses, sa version de Phèdre.

    Ce texte, échauffé par une mise en scène nerveuse et abrupte, on aime le recevoir comme un brûlot. L'auteur nous ramène jusqu'à une frontière. Artistique et idéologique. Il n'est pas indifférent que la vie de Sénèque commence à la fin de l'ère antique (vers 4 avant J.C.) et s'achève au début de l'ère chrétienne (65 après J.C.). On trouve les sources de ce Phèdre dans la mythologie, et chez Eurypide ou Sophocle. Mais Sénèque porte sur les dieux et les hommes un regard plus moderne que ses prédécesseurs, d'un point de vue moins religieux, plus critique. Reste encore dans la pièce toute la force sidérante des mythes, mais déja vis à vis d'eux la distance du moraliste stoicien. Qui met en scène et sous observation l'enchaînement fatal des passions humaines. Et le texte n'est en rien pollué par du sentimentalisme ou du psychologisme: merci pour ces quelques siècles de sursis. Uniquement de l'élévation, juste de la puissance, que de la dignité, et aucune familiarité avec le spectateur, aucune complaisance. On ne s'étonne pas que cet homme ait su se couper les veines.

    Question passions-puisque leur étude fait le sujet- il y a de la matière. Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé, lourde hérédité! Hérédité à laquelle- le texte est explicite- on ne saurait échapper. La Reine, délaissée par Thésée,  ne jette pas comme le fit sa maman son dévolu sur un taureau ("au moins lui il savait faire l'amour"), mais sur son beau fils, Hippolyte. C'est plus fort qu'elle...(mais soyons moins sévère que Séneque: depuis Phèdre nous ne cessons nous même de perpétuer tout ce que nous avons reproché à nos parents, ou ce qu'il nous ont chargé de faire à leur place). Cette attirance pour le jeune homme est tout autant contre-nature, selon les standards de l'époque. On aurait alors mauvaise grâce à reprocher à la mise en scène de ce soir d'être excessive. Hurlements et calvacades, Phèdre part à l'assault d'Hippolytepour lui montrer d'une manière plus qu'explicite qu'elle le veut, sexuellement parlant. Voudrait-on qu'elle lui propose plutôt une tasse de thé? Qu'elle s'offre calmement? Nous ne sommes pas chez Marivaux! Thésée, à son retour des enfers, n'est pas en reste d'agitation, lamentable surhomme, possédé par l'orgueil et la colère, alors qu'il apprend les (fausses) accusations portées contre son fils par Phèdre éconduite. L'intrigue atteint un niveau d'énervement et de déraison qui place le sur-jeu et l'emphase comme une norme logique. Seul à l'écart de ces tempêtes, complice de notre regard détaché, le joli couple du choeur joue de la guitare et du micro. La scénographie est magnifique: comme ces acteurs (et seuls quatre se succèdent sur la scène) semblent petits! Ils courrent d'un bout à l'autre du plateau, perdus dans l'imaginaire du décor esquissé, écrasés par la fatalité! L'immensité du palais froid est installé par d'amples vases au sol, remplis de matières élémentaires, colonnes que les lumières prolongent vers le haut. Bien sur, tout sera saccagé, répandu, emporté par les passions et le désordre, les vases renversés. Au mur se défigure un portrait de famille. En écho de la décadence. Doit-on s'agacer de détails: décolletés et bicyclette? C'est bien peu et rien du texte, pourtant d'une rare densité, n'en est gâché ni obscurci. Ce texte de Sénèque, somptueux, parsemé de joyaux incandescents et poétiques, riche de mille thèmes: la nostalgie d'un ordre originel, les considérations morales et politiques, jusqu'à la description- très gore- de la mort d'Hippolyte poursuivi par la malédiction paternelle. La main de Neptune n'est pas guidée par la colère des Dieux, mais par la folie de l'homme, la victime est réduite à une triste bouillie humaine. L'eau tombera en déluge, funèbre, pour tout laver et emporter: ce théâtre sait aussi s'apaiser.

    C'était Phèdre ♥♥♥♥♥, de Sénèque, traduit par Florence Dupont, m.e.s par Julie Recoing, avec Thomas Blanchard, Marie Desgranges, Alexandra Castellon, Grétel Delattre, Anthony Paliotti, au Théatre Nanterre Amandiers, jusqu'au 17 avril.

    Guy

    P.S. : (de mémoire), une dernière citation du Phèdre de Sénéque, pour la route: les peuples élèvent à leurs têtes des va nus pied, les encensent, et bientôt les rejettent...

    et des images ici ...

     

  • Troilus et Cressida en V.O. (Director's cut)

    Merci à Declan Donnellan: il nous permet de découvrir enfin Troilus et Cressida in-extenso. Et du même coup, on comprend comment J.L. Jeener avait pu couper 70 % du texte dans la version vue au T.N.O.  C'est que la pièce est bizarrement construite. On est habitué à ce que Shakespeare 1709927291.jpgmène plusieurs intrigues de front. Mais ici il y a incontestablement deux pièces en une, et très peu d'interactions entre les deux: d'un coté l'histoire d'amour entre les deux personnages du titre, de l'autre tout un épisode de la Guerre de Troie. Ils sont venus, ils sont tous là: Agamemmon, Achille, Priam, Hector, Paris, Menelas, Helêne, Nestor, Ulysse, Patrocle, Ajax, Cassandre, Andromaque.... Donnellan  aurait pu couper exactement ce que Jeener avait gardé, et renommer "Hector et Achille" le résultat. Mais le metteur en scène a choisi l'intégrale, en anglais dans le texte, et en deux fois une heure-vingt mais qu'on ne voit pas vraiment passer.

    Car formellement, rien à redire: très beaux et drôles les troyens en dominante beige décontracté, impressionnants les grecs en noir martial et sévère. Le tempo est parfait, le phrasé Shakespearien impeccablement articulé en V.O., la tragédie mise à distance en comédie. Le dispositif bi-frontal autorise défilés de mode comme défilés militaires. Pourtant, à force de voir tout ce savoir-faire à l'oeuvre, on se demande si l'exercice ne tourne pas un peu vain. Coté coeur l'intrigue amoureuse parodiée atteint l'absurde, d'accord: Créssida blonde très blonde, carrement gourde, Troilus absolument gland. Jusqu'à la conclusion, les anti Roméo et Juliette. Coté épé l'histoire guerrière est menée et minée avec un art joyeux de la démystification, c'est entendu aussi. Tout le ridicule de l'honneur militaire cruellement mis en évidence. Nestor est une vieille baderne, Ulysse un politique pas franc du collier, Ajax un crétin authentique. Les autres ne valent pas mieux. Tous se prenant trés au sérieux dans cette histoire d'hommes avant tout, de vrais hommes, qui jouent du menton et jouent à la guerre comme on joue au polo, en compétitions cruelles puis embrassades dans les vestiaires, un univers masculin très british. Les femmes sont remises à leur place, sous contrôle. On se garde de toucher Cassandre, de peur de la contagion. De loin, comme un star, on admire Hélène. A la limite on préfère s'en passer, les relations entre Achille et Patrocle vont visiblement bien au delà de la simple camaraderie. Tout ça est réjouissant, mais les deux pièces tardent toujours à s'articuler.1391729653.jpg

    C'est durant la dernière demi-heure que les deux histoires se réconcilient, que le tout prend un sens, au delà de la simple valeur distractive. La traîtrise d'Achille, qui la trêve de la veille embrassait Hector à la loyale, fait écho à la trahison amoureuse de Créssida vis à vis de Troilus. Les scènes de mise à mort de Patrocle, puis d'Hector, sont montrées telle l'arrivée de Cressida dans le camp grec: à la manière d'un viol collectif. Sale guerre, sexe sale. Chacun pour soi: Cressida comme Achille défendent leur peau. La morale se charge brusquement d'un incurable pessimisme. Shakespeare ne semble plus rien pardonner. Les hommes ne sont qu'enfants cruels et les femmes marchandises, qui passent de camps en camps, parfois maman ou star toujours plus ou moins putains. On croit presque voir du Sarah Kane, Guerre et luxure à tout jamais, dans le lit au combat aucune place pour l'honneur ou la loyauté.

    C'était Troilus et Cressida ♥♥♥ de William Shakespeare, m.e.s par Declan Donnellan, au Théatre Les Gémeaux, à Sceaux. En anglais surtitré. Jusqu'au 30 mars.

    Guy

     

  • Cannibales: à boire et à manger

    523409649.jpgDans le désordre: une déclaration d'amour drôle et émouvante à force d'être perdue d'avance, un salon/espace social (après la salle de bain solitaire et régressive de "Fées"),un plateau blême pour le portrait d'une unième génération perdue, l'élégance des gestes circassiens, une caméra sous la couette, de lassantes énumérations, une immolation par le feu( après le quasi-suicide par noyade de "Fées"), quelques rires, pas mal d'embarras, de spectaculaires acrobaties à la perche, du no-future en boucle, des chansons trop générationnelles, un couple embarrassant à rester planté au micro comme pour un discours de mariage, de belles répétitions de gestes, un peu de danse(juste un peu), trop de mots, mais sans beaucoup expliquer, du ton faux, (comme dans "Fées") des dizaines de flacons de produits de beauté, des longueurs et des bâillements, un rap remarquable, des beaux moments, une fête à tous danser sur le lit mais à laquelle on ne se sent pas invité, un spiderman, des groupes comme des additions de solitudes, des sous-vêtements noir et blancs, une sincérité touchante, de l'angoisse et de la précarité, des clins d'oeil téléphonés, de la jonglerie, des pas brusques et des luttes à la T.R.A.S.H., l'explication de la différence entre la blennorragie et la myxomatose, des projections d'images urbaines, une longue complainte de la gauche désabusée, des cascades en transparences, de la verticalité (après l'horizontalité de Fées), de la déprime à la tonne, une fin surprenante (un espace enfin approprié?)

    Au final, une ambiance: les trentenaires parlent des trentenaires aux trentenaires. On a compris. Et pour les autres?

    C'était Cannibales, ♥♥♥ texte de Ronan Chéneau, mise en scène de David Bobée, au Théatre de la Cité Internationale, jusqu'au 5 avril.

    Guy

  • Pour Shylock

    352405803.jpgSur quel pied peut-on jouer, de quel oeil peut-on voir, aujourd'hui, le Marchand de Venise? On s'aventure sur un terrain moralement plus périlleux encore que celui où évolue La Mégère Apprivoisée. Il faut sans doute que la pièce soit jouée comme elle est écrite. Car, si on ne peut pas se représenter comment l'oeuvre était reçue et comprise par son public du temps de Shakespeare, il est évident qu'aujourd'hui toute notre empathie va à Shylock. L'insouciante arrogance d'Antonio et Basiono, et avant tout leur antisémitisme-bien qu'user de ce terme ici soit assez anachronique- nous irrite et nous révolte. Shakespeare charge Shylock de lourds stéréotypes-avarice, fourberie et acrimonie-, et en fait un Harpagon sanguinaire. Mais l'auteur offre à son personnage un cadeau hors de prix: ce monologue universel et poignant, parmi les plus beaux de son oeuvre:

    Un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes,
    des dimensions, des sens, de l'affection, de la passion ; nourri avec
    la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé
    aux mêmes maladies, soigné de la même façon,
    dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été
    que les Chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?
    Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez,
    ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ?
    Acte III, scène I

    Après cela, qu'écrire de plus? 

    Que la cause de la chute de Shylock, par delà toute contingence, est que cet homme ne sait résister à ses passions. Maladie mortelle qui perd  plus d'un personnage shakespearien. Shylock persiste dans la vengeance, au lieu de s'abandonner au pardon, ce pardon qui sauve les personnages de Mesure pour Mesure. On constate aussi que l'argent, de tous temps, se paye en livres en chair. Lorsque le marchand juif, incarné par Jean Pierre Bernard, la voix ancrée au plus profond, sort de scène, il faut beaucoup de charme et savoir-faire aux interprêtes d'Antonio et de Portia pour que l'on s'intéresse encore un peu aux marivaudages de leurs personnages. Une fois encore le T.N.O. assure, avec les moyens du bord, un travail salutaire de conservation du répertoire, alors même que beaucoup de scènes subventionnées se consacrent plutôt à la création. Ce qui est bien sur une tâche tout aussi importante, en plus d'être plus gratifiante pour les créateurs, mais...

    On regrette que Will Eisner (1917-2005) ne nous ai pas offert sa version sur papier du Marchand de Venise. Le grand créateur de bandes dessinées s'était interrogé à la fin de sa vie sur les stéréotypes raciaux dans les arts, et leur influence sur les mentalités. Avec assez d'honnêteté pour regretter d'avoir eu lui-même la légèreté dans sa jeunesse d'avoir créé pour son héros masqué, The Spirit, un faire-valoir du stéréotype "bon nègre". Ces travaux et réflexions de Will Eisner trouvèrent leur aboutissement avec un album passionnant: "Fagin le juif" (2003), réhabilitation du personnage négatif d'"Oliver Twist" de Charles Dickens, recréé dans le souci de la vraisemblance historique et sociologique, au rebours des idées reçues. Que nous aurait il appris sur l'autre stéréotype juif de la littérature anglaise?

    C'était Le Marchand de Venise ♥♥♥♥♥ de William Shakespeare, mis en scène par Geneviève Brunet et Odile Mallet. Au T.N.O..

    Dimanche prochain encore

    Guy

  • Le Roi Lear d'heures en heures

    Pour ouvrir l'intégrale ShakespeareTroilus et Cressida étaient expédiés à très grande vitesse. Pour finir, le Roi Lear prend son temps pour mourir. Cinq heures d'errance, de folie, et de délitement. Pas plus, pas moins. 

    352405803.jpgC'est la première heure qui parait la plus longue. On écoute et on résiste. Comme contre tous les débuts de pièce? Malgré le Roi Philippe Desboeuf, magnétique, passé de l'autre coté de l'âge, osseux et aux longs cheveux d'argent, madré et reptilien. Mais tout au long de ces premières minutes, il n'y a rien à comprendre que l'on ne sache déjà: la grande scène du partage du royaume, les flagorneries de Gonerill et de Regane, la disgrâce de Cordelia, les premières manoeuvres d'Edmond, on connaît tout cela par coeur. Et le début de cette pièce chaque fois choque par trop d'invraisemblances. Qui peut croire à un Roi qui abdique avec tant de légèreté, et donne tout à ses filles? Il y a des difficultés insurmontables à rendre crédible la colère capricieuse de Lear contre la pudeur de Cordelia. Prétextes, fausse pistes... Pour nous mener où? Consolation: Philippe Desboeuf nous pétrifie de fascination, son interprétation du Roi Lear est dans notre esprit hantée du souvenir de celle du Roi Ferrante. Les deux personnages ont en commun d'avoir de sérieux problèmes avec le pouvoir et la vieillesse. Et chacun a sa stratégie propre pour échouer à les résoudre. Autour du phénomène Desboeuf, la distribution est homogène, ce qui n'a pas toujours été le cas durant cette intégrale.

    Seconde heure, des fourmis dans les jambes, mais l'affaire décolle pour de bon avec le retour de Kent (l'excellent Jérome Keen), qui entraîne Lear et son fou vers d'étonnants terrains bouffons. Joue-t-on souvent ces scènes là de cette façon si légère? Le roi Lear n'est pas si digne que cela, plutôt un enfant terrible, on en excuserait presque son hôtesse Gonerill d'exiger des coupes budgétaires dans cette escorte si tapageuse. Ces enfantillages constituent ils les premières manifestations de la folie de Lear? On ne ressent nulle pitié à être témoin de son aveuglement. La tension monte, c'est le retour chez Regane, enfin Lear est chassé, au dehors, dans la tempête, hors du monde. Les choses sérieuses vont commencer. Une dame ronfle sur son siège, mais c'est plutôt bon signe, car le reste de la salle en est agacé. On sort 10 minutes à l'entracte, rassuré d'avoir envie d'y retourner. On lit une interview de Jeener sur un mur, on y apprend qu'avec Shakespeare le T.N.O. a fait sa meilleure recette depuis sa création. Très bonne nouvelle, tant mieux pour les comédiens, on espère juste qu'il restera de quoi remplacer quelques fauteuils. 

    Retour pour la troisième heure, on est accueilli et ébranlé par la tempête. On s'abîme d'un coup dans une pièce devenue onirique, un aspect qu'on avait un peu oubliée. Les personnages sont dispersés par les éléments, les liens entre eux se brisent. Basculement et vertige au moment précis où, au milieu de fumées aux couleurs psychédéliques, Edgar/Tom apparaît. Créature chauve et nue, balbutiante, contrefaite, primitive. beuglante. Place à la folie, et dans notre regard une incompréhension jubilant et inquiète. Réplique celebrissime "Toi aussi tes filles t'ont tout pris?" Lear lui tend son manteau de peaux de bêtes, tous deux dansent nus, quitte à choquer silencieusement quelques vieilles barbes dans le public, qui viendront s'indigner sur le livre d'or. Faux problème: Jeeener n'est pas du genre à déshabiller Tartuffe pour épater. C'est juste qu'à lire W.S.,Tom doit être nu, donc il est nu: c'est aussi simple que cela. Et il est d'ailleurs toujours aussi difficile d'écrire quoique ce soit à propos des mises en scène de Jeener, tant celles-ci se caractérisent par leur humilité. Par un parti pris de transparence. Aucun effet déplacé, aucun procédé anecdotique qui donnerait prise à des commentaires faciles. Le regard est dirigé sur les acteurs, qui oublient de s'économiser. A défaut de décors, une utilisation quasi métaphysique des lumières... et un goût confirmé pour les "beaux" placements. Pas d'option fermée, la mise en scène reste ouverte sur les multiples sens de l'oeuvre, nous laisse libre. Mais, puisqu'il n'y a jamais de lecture vraiment neutre et objective, une interprétation spirituelle de la pièce est plus que suggérée...

    Quatrième heure enchainée: ankylose certaine, mais on est passé au delà de la fatigue pour s'abandonner à l'ivresse de ressentir. Le sentiment intense de tout voir et tout comprendre par instants, la frustration de se perdre le moment d'aprés dans la confusion. Le sujet de la pièce s'est définitivement déplacé de l'étude du pouvoir et de l'ingratitude, pour essentiellement parler du dépouillement, de la mort. Desboeuf est toujours excellent, mieux que cela. Tant pis pour les brechtiens: on a depuis longtemps oublié qu'il joue. Sublimement, l'intrigue tourne à vide, malgré l'agitation des armées et les rebondissements des intrigues. Quelque part hors la scène, les soldats des différentes factions s'affrontent pour rien. Car Lear est ailleurs. Revenu à l'essentiel. Rien de plus, rien de moins, qu'un homme prés de mourir. Car Gloucester, qui avec ses yeux ne voyait jamais rien, est pour de bon énucléé. Jeener montre l'homme. Réduit à l'essentiel. Le fou et l'aveugle errent dans un monde qui se désagrège, privé de Roi, d'ordre et de raison. Tous deux restent cruellement hors d'atteinte des tentatives de leurs amis pour les faire revenir dans la société. Le langage obscurcit ce qui reste de réalité, il n'est plus besoin du fou. Le ciel est vide. On se perd. Pas de décors ici, ce qui ne fait que donner plus de force à l'impression d'irréalité spatiale, d''indéfinition des lieux, qui caractérise la pièce. Jusqu'au paroxysme de la scène de la falaise, où la convention théâtrale atteint son point d'abîme.

    Cinquième Heure: la bouteille d'eau est presque vide, mais le niveau de tension reste élevé. C'est comme du théâtre existentialiste avec des combats à l'épée. Lente décrue. Les "mauvais" personnages succombent à la logique de leurs ambitions et de leurs folies. Les "bons" aussi. Tous sont punis. On sent venir la fin, le taux de mortalité monte en flèche, les morts sont tristes et inutiles. N'ont même plus d'importance. Ovations. On sort, poursuivi par Lear pour longtemps encore, n tout cas plus que cinq heures.

    C'était Le Roi Lear ♥♥♥♥♥ de William Shakespeare, mis en scène par Jean Luc Jeener, avec Philippe Desboeuf, et quinze comédiens, au T.N.O

    Prochaine et dernière représentation dimanche 9 mars, dernier jour de l'intégrale W.S.

    Guy

  • Fées: que d'eau, que d'eau!

    Qu'il a du mal à être, ce garçon! 

    Lui tout seul- ou lui censé représenter toute la génération née des seventies. Normal, puisque l'Histoire, il y a dix ou vingt ans, se serait arrêtée en route. Depuis ne resteraient que les "à quoi bon"! Ce garçon a du mal à l'Etre aussi, et à 34eb01c99bd0b55c020917fb66e558cd.jpgnaître tout court. Pour mettre en scène cette impossibilité, le lieu introspectif de ce soir n'est pas la chambre, mais la salle de bains. Choix terriblement efficace et claustrophobe, matérialisé en un beau dispositif bi-frontal qui nous enferme entre deux murs carrelés. Avec les miroirs pour s'examiner, la baignoire pour s'y engloutir jusqu'aux origines. Et des cameras miniatures pour des très gros plans projetés sur les murs. Au cours des moments d'introspection post adolescente en très gros plan, on passe à deux doigts de l'examen de l'acné. Tout baigne engourdi et blème dans le vert et dans l'eau, comme dans du liquide amniotique. Cette eau envahit tout, jusqu'à ce que les personnages glissent et perdent pied dans l'onirique en de spectaculaires effets, c'est physique et saisissant. Le monde fait irruption dans cette sphère intime avec deux fées aux sourires inquiétants, les voix de la conscience morale et politique, sur un mode caricaturé. Les gestes troublent ou amusent, la chair humide s'expose entre spleen et sensualité, mais le texte, trop attendu, échoue à créer un lien clair entre ce dedans, et le monde au dehors. Entre le repli sur soi et l'engagement. Ce qui devrait être le sujet même. Faute d'audaces, les mots en restent à s'alourdir comme les lignes brutes d'un journal intime. Quitte à vouloir écouter une voix trentenaire et politique, on sera plus surpris par les propositions de  Nadège Prugnard, ces jours-ci au L.M.P.. On s'est quand même pris de sympathie pour ce personnage mouillé et dépressif, mais on lui souhaite de sortir bientôt au grand jour.

    C'est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue.

    Cesse de parler comme un homme qui rêve.

    Regarde! regardes les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles silencieuses, plantés le long des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les embruns, le déferlement des marées, l'appel rauque des oiseaux de mer.

    Non. Tu n'es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l'hhistoire n'avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n'est plus l'inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends place Clichy, que la pluie cesse de tomber.Georges Perec- Un Homme Qui dort. Edition Denoel- 1967.

    C'était Fées ♥♥♥,, mis en scène par David Bobée et écrit par Ronan Chéneau, avec Fanny Catel-Chanet, Abigaïl Green, James Joint, à Artdanthé.

    Guy