Ce soir Antigone respire en plein air, sans barrières, scène ouverte sur la cité d'Aubervilliers. Où le théâtre entend ne pas rester une affaire d'initiés. Sur des panneaux, des plans et repères: l'arbre généalogique de la famille d'Oedipe, plus loin le résumé détaillé de l'intrigue, sur le trône affichée la liste des souverains qui se sont succédés à Thèbes ...plus d"excuses pour ne pas suivre. Et tout est fait pour mettre la pièce à proximité, dans l'immédiateté d'une esthétique désarmante, faite de scotch et cartons.
Le savoir-faire théâtral s'exposant à vue, avec humilité, on ressent un instant l'illusion d'un texte nu. Un classique vierge, d'autant plus audible et intelligible que détaché des conventions. Antigone est interprété par un homme- qui joue aussi Hémon- et Créon par une comédienne. Est-ce pour faire dire à Créon: "Je ne suis pas un homme, c'est toi l'homme Antigone". Cela appelle aussi dans le jeu nuances et fragilités, de nouvelles épaisseurs. Respectant les entrées et sorties de la piece de Sophocle, trois comédiens interprètent tous les personnages (jusqu'à l'intervention de l'oracle, mais lui venant du dehors), trois autres font le chœur, exacerbé, tonitruant: grosse caisse, cris, porte-voix, scansions... C'est qu'avec cette désincarnation initiale on risquerait de rester à distance, ne serait-ce cette énergie palpable en permanence, cette brusque vitalité. Eclats, humour, mouvements sans repos, danses dionysiaques, courses, décors bousculés, comme autant de manifestations d'honnêteté. Toutes les ressources et l'espace de ce terrain vague sont généreusement exploités. Thèbes devant nous, à droite décalé le champ de la bataille passée jonché de treillis comme autant de cadavres. Au loin, en image dans une nuée de corbeaux le corps de Polynice, c'est dans la vraie terre que la tombe est creusée. Entre ces lieux à ciel ouvert une perpétuelle circulation, pour faire vivre une profusion de sens.
Comme selon l'ambition déclarée de ce théâtre permanent, le travail semble toujours en train de se faire, au bord de basculer, même la période initiale de travaux et répétitions achevée. Ainsi les interprétations semblent toutes laissées ouvertes, la richesse du texte de Sophocle n'est pas étouffée. Interprétations plutôt contemporaines, si l'on suit les intentions détaillées en toute transparence dans le journal des laboratoires, insistant sur l'opportunisme politique de Créon ? Ou l'éloge de l'insoumission au politique? Ou une lecture mythique, le drame de l'enchaînement d'une violence inextinguible? Antigone tendant dans ce sens vers la fonction de bouc émissaire-« les dieux ne veulent plus de sacrifices », figure quasi-christique l'instant d'une scène de passion. Créon alors intégre mais victime de son hubris, de sa désobéissance aux règles édictés par les dieux. Peut-être, ce théâtre enthousiaste et généreux laisse libre de regarder où l'on veut... et même invite le spectateur, à échanger en atelier avec les acteurs, pour les inviter à explorer d'autres voies pour les représentations à venir!
C'était Antigone d'aprés Antigone de Sophocle (basé sur la traduction de I. Bonnaud & M. Hammou), mis en scène par Gwénaël Morin, au théatre permanent des Laboratoires d'Aubervilliers. Gratuit, jusqu'à fin septembre.
lire Bérénice, au même endroit.
photos (Julie Pagnier) avec l'aimable autorisation des laboratoires d'Aubervilliers