Merci à Declan Donnellan: il nous permet de découvrir enfin Troilus et Cressida in-extenso. Et du même coup, on comprend comment J.L. Jeener avait pu couper 70 % du texte dans la version vue au T.N.O. C'est que la pièce est bizarrement construite. On est habitué à ce que Shakespeare
mène plusieurs intrigues de front. Mais ici il y a incontestablement deux pièces en une, et très peu d'interactions entre les deux: d'un coté l'histoire d'amour entre les deux personnages du titre, de l'autre tout un épisode de la Guerre de Troie. Ils sont venus, ils sont tous là: Agamemmon, Achille, Priam, Hector, Paris, Menelas, Helêne, Nestor, Ulysse, Patrocle, Ajax, Cassandre, Andromaque.... Donnellan aurait pu couper exactement ce que Jeener avait gardé, et renommer "Hector et Achille" le résultat. Mais le metteur en scène a choisi l'intégrale, en anglais dans le texte, et en deux fois une heure-vingt mais qu'on ne voit pas vraiment passer.
Car formellement, rien à redire: très beaux et drôles les troyens en dominante beige décontracté, impressionnants les grecs en noir martial et sévère. Le tempo est parfait, le phrasé Shakespearien impeccablement articulé en V.O., la tragédie mise à distance en comédie. Le dispositif bi-frontal autorise défilés de mode comme défilés militaires. Pourtant, à force de voir tout ce savoir-faire à l'oeuvre, on se demande si l'exercice ne tourne pas un peu vain. Coté coeur l'intrigue amoureuse parodiée atteint l'absurde, d'accord: Créssida blonde très blonde, carrement gourde, Troilus absolument gland. Jusqu'à la conclusion, les anti Roméo et Juliette. Coté épé l'histoire guerrière est menée et minée avec un art joyeux de la démystification, c'est entendu aussi. Tout le ridicule de l'honneur militaire cruellement mis en évidence. Nestor est une vieille baderne, Ulysse un politique pas franc du collier, Ajax un crétin authentique. Les autres ne valent pas mieux. Tous se prenant trés au sérieux dans cette histoire d'hommes avant tout, de vrais hommes, qui jouent du menton et jouent à la guerre comme on joue au polo, en compétitions cruelles puis embrassades dans les vestiaires, un univers masculin très british. Les femmes sont remises à leur place, sous contrôle. On se garde de toucher Cassandre, de peur de la contagion. De loin, comme un star, on admire Hélène. A la limite on préfère s'en passer, les relations entre Achille et Patrocle vont visiblement bien au delà de la simple camaraderie. Tout ça est réjouissant, mais les deux pièces tardent toujours à s'articuler.
C'est durant la dernière demi-heure que les deux histoires se réconcilient, que le tout prend un sens, au delà de la simple valeur distractive. La traîtrise d'Achille, qui la trêve de la veille embrassait Hector à la loyale, fait écho à la trahison amoureuse de Créssida vis à vis de Troilus. Les scènes de mise à mort de Patrocle, puis d'Hector, sont montrées telle l'arrivée de Cressida dans le camp grec: à la manière d'un viol collectif. Sale guerre, sexe sale. Chacun pour soi: Cressida comme Achille défendent leur peau. La morale se charge brusquement d'un incurable pessimisme. Shakespeare ne semble plus rien pardonner. Les hommes ne sont qu'enfants cruels et les femmes marchandises, qui passent de camps en camps, parfois maman ou star toujours plus ou moins putains. On croit presque voir du Sarah Kane, Guerre et luxure à tout jamais, dans le lit au combat aucune place pour l'honneur ou la loyauté.
C'était Troilus et Cressida ♥♥♥♥ de William Shakespeare, m.e.s par Declan Donnellan, au Théatre Les Gémeaux, à Sceaux. En anglais surtitré. Jusqu'au 30 mars.
pour un alphabet complet:

C'est la première heure qui parait la plus longue. On écoute et on résiste. Comme contre tous les débuts de pièce? Malgré le Roi Philippe Desboeuf, magnétique, passé de l'autre coté de l'âge, osseux et aux longs cheveux d'argent, madré et reptilien. Mais tout au long de ces premières minutes, il n'y a rien à comprendre que l'on ne sache déjà: la grande scène du partage du royaume, les flagorneries de Gonerill et de Regane, la disgrâce de Cordelia, les premières manoeuvres d'Edmond, on connaît tout cela par coeur. Et le début de cette pièce chaque fois choque par trop d'invraisemblances. Qui peut croire à un Roi qui abdique avec tant de légèreté, et donne tout à ses filles? Il y a des difficultés insurmontables à rendre crédible la colère capricieuse de Lear contre la pudeur de Cordelia. Prétextes, fausse pistes... Pour nous mener où? Consolation: Philippe Desboeuf nous pétrifie de fascination, son interprétation du Roi Lear est dans notre esprit hantée du souvenir de celle du Roi
naître tout court. Pour mettre en scène cette impossibilité, le lieu introspectif de ce soir n'est pas la chambre, mais la salle de bains. Choix terriblement efficace et claustrophobe, matérialisé en un beau dispositif bi-frontal qui nous enferme entre deux murs carrelés. Avec les miroirs pour s'examiner, la baignoire pour s'y engloutir jusqu'aux origines. Et des cameras miniatures pour des très gros plans projetés sur les murs. Au cours des moments d'introspection post adolescente en très gros plan, on passe à deux doigts de l'examen de l'acné. Tout baigne engourdi et blème dans le vert et dans l'eau, comme dans du liquide amniotique. Cette eau envahit tout, jusqu'à ce que les personnages glissent et perdent pied dans l'onirique en de spectaculaires effets, c'est physique et saisissant. Le monde fait irruption dans cette sphère intime avec deux fées aux sourires inquiétants, les voix de la conscience morale et politique, sur un mode caricaturé. Les gestes troublent ou amusent, la chair humide s'expose entre spleen et sensualité, mais le texte, trop attendu, échoue à créer un lien clair entre ce dedans, et le monde au dehors. Entre le repli sur soi et l'engagement. Ce qui devrait être le sujet même. Faute d'audaces, les mots en restent à s'alourdir comme les lignes brutes d'un journal intime. Quitte à vouloir écouter une voix trentenaire et politique, on sera plus surpris par les propositions de 



la hanche battant la cadence avec tant d'élégance. On est-pire!- obligé de leur pardonner d'être intelligents. Pas de doute à ce sujet, à constater comme ils manient à coups de reins et sans sourciller un humour incisif et distancié. Les corps des deux s'exposent et triomphent de santé sur le mode de l'hédonisme, fonctionnels, performants, auto-centrés sous le prétexte d'une séance de remise en forme. Pour que le ridicule éclate avec une rare cocasserie. Le vrai faux duo réussit à être à la fois à être acteur et commentateur de la situation- et nous mêmes complices- lorsque que l'exposé évolue vers d'autres genres, du disco au contemporain. Réussit à se jouer avec finesse des codes de la représentation. Mais, sublimant la satire, les corps échappent aux normes et scénarii. Avec la charge sexuelle qui s'impose et se superpose à la vision des poses de salle de gym, exécutées avec une candeur feinte, impossible. Avec aussi une soudaine étrangeté, lorsque Nadine Fuchs à terre ne semble plus savoir que faire de ses interminables jambes. Avec une indéniable cruauté, lorsque Marco Delgado est graduellement transformé par sa partenaire en un patin animé. Une petite musique bat en arrière fond, sardonique, et l'habit fait le stéréotype, toujours rose-fille et bleu-garçon. En costumes, en vêtements de gym forcement moulants, voire nus sans être nus pourtant, c'est une performance hilarante, tout autant que le bel escamotage en conclusion. Il est permis, il est bienvenu, de produire du rire avec de la danse.