En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
Le monde est blanc, flou, denudé: une prison matelassée en forme de cube, un no man's land, entre nous et la guerre une zone frontière. Elle est frêle, encore enfant, presque réduite à rien, survit debout, bras tombés le long du corps, pieds enfoncés comme dans la neige.
Ses phrases d'étrangère hésitent, évitent, les mots mutilés. Ils viennent conquerir notre attention, sans que ne puissent se dresser doutes ni resistance. Dans la bouche de ce temoin ordinaire, le plus horrible de la guerre reste indicible. ll lui faut se libérer des mots des autres, écrasants. Elle nous répete les ordres et les rires des policiers, les cris gutturaux: "CHTO". Dans sa conscience les langages s'effacent les uns les autres, s'embrument: le tchétchène natal, le russe des soldats, le français hospitalier. Les souvenirs reviennent et se répondent, obsédants, les temps et les lieux se confondent sur la route de son exil, au milieu seul son corps fragile, fouillé, humilié, et qui à tout cela ne peut rien comprendre, l'humanité là bas ramenée à néant, ici dans notre regard réhabilitée. En projections les paysages défilent, perdus et incertains, et le souvenir infiniment précis d'un motif de papier peint, dans la maison où peut-être elle ne retournera pas. Dans sa ville où dans la guerre plus rien n'existe. Elle ne dit rien, ne peut rien dire, du meurtre de son père, et d'autres massacres, souvenirs dits en ombres. La raison impuissante, elle répete la même phrase: "Je ne veux pas", jusqu'aux limites de notre endurance. Une épreuve que nous acceptons d'elle, ainsi que ce texte adapté de sources documentaires, dur et hors littérature appuyés sur la simplicité poétique des moyens scéniques, et sur une interprétation exceptionnelle, incarnation parfaite. Nos yeux s'ouvrent, l'espoir et l'avenir, une identité à reconstruire.
Nous sommes déja entrés, assis, installés. C'est à elle d'y trouver sa place, dans ce lieu, s'y glisser et y être, dans cette espace imprimer une trajectoire, des impressions, des idées. Le contexte reste de pure réalité, en lumière neutre, non théatralisé. Elle propose à l'un d'entre nous de tenir une camera: devenir participant en restant spectateur. Puis crée sa performance à vue, sans plus de moyens que son corps et quelques accessoires, pour ainsi dire à mains nues. L'artiste se tient à la lisière des codes: la quarantaine pincée ne détonne pas dans cette galerie d'art. Ni ses vétements chics, mais ils sont lacérés, ouverts sur sa chair: une première brêche qui déchire la normalité.
Sur son visage des peintures, aux murs des oeuvres furieuses, transgressives, crues. Au sol est construit un cercle, mais sans qu'elle y soit enfermée, et sur le coté des rideaux de couleurs. Elle les traverse aussi, y reste entre-deux comme retenue, encore, longtemps, y revient attirée. Tout notre plaisir se maintient et se tend à ne rien savoir, ne pas pouvoir anticiper ces actions qui semblent s'improviser dans la dynamique inconnue de celles de la veille et celles du lendemain. Puis on interprête, plus ou moins. En fond sonore un discours sur la performance, que l'on oublie d'écouter, comme pour ignorer une concession à cette auto-complaisance sans doute consubstantielle au genre. Notre incertitude est adoucie par sa danse, accroupie, à terre, allongée, de retour dans le cercle, puis au delà.
Elle se rapproche parfois, trés près de nous, comme pour venir nous chercher, puis retourne interroger les limites d'à travers les rideaux. Peu à peu, sans se forcer, elle a changé, s'est défigurée, est passée de l'autre coté. Elle a rempli le cercle d'eau: il faudra qu'elle y retourne s'y plonger, mais que fera-t-elle (sur son corps) de ces bonshommes de papiers? Pour encore se transformer. De son corsage elle extrait une cigarette, en inspire-expire la fumée. Est-ce aujourd'hui cela se mettre en danger, s'engager? Sous la jupe elle est nue. Discretement (oserait-on écrire), mais nue et sans filet: ici mise en jeu aussi. Et celà abolit une autre frontière entre le regard public et le corps privé, entre le dedans et le dehors.
A travers une large baie vitrée, la galerie elle-même est ouverte à la vue des passants: dehors le monde entier, ou sa possibilité. Elle change, et donc le monde juste un peu. Un moment, elle sort, dehors. Pas longtemps. Dedans, l'inconscient gagne du terrain, alors que dans le cercle inondé, elle se transforme en sirène aveuglée. Ou en tout autre chose, selon les imaginaires. Mais elle devient une figure héroïque, pour le moins.
Vite tout s'inverse, il faut un beau moment pour comprendre qu'ils sont à l'envers, devant - derrière, marionnettes sans fils, mannequins grotesques et masqués, épouvantails aux drôles de sexes postiches et volontaristes. Les danseurs s'agitent égarés et frénétiques, n'ont plus de l'existence que les attitudes, inattendus, les postures épuisées de signification. On entend des voix superposées et donc inintelligibles, qui se perdent dans des considérations introverties, tandis que les trois danseurs se bousculent sans/sens dessus dessous, partent vers nulle - part au coup de pistolet pour une course improbable. Les gestes de frimes, ou de sociabilité, survivent à peine, simulacres, s'éffrondent, ont besoin d'être étayés. Je vois l'absurde à l'oeuvre. Puis les habillages et déshabillages s'embrouillent, quand tous les vêtements sont tombé la vérité se perd en route. Tout se complique et vite entre homme et femme, haut et bas, devant et derrière, en jeux de miroir entre être nu et être civilisé. On est gagné par une drôle de confusion.
Reste enfin un couple, sur les peaux nues s'échangent les images de l'un et l'autre. Les projections de seins, de sexes, de visages typés, se posent sur les corps hospitaliers et sur les sexes opposés, les attributs nouvellement attribués, les genres interchangés, à la rencontre de principes jusqu'alors bien séparés... en pleine réconciliation. Les corps se trompent, ou se rêvent, ou se révèlent enfin, hybrides, hermaphrodites. Les nudités virtuelles et vraies se combinent, c'est-à-dire que le nu ne révèle plus rien, sinon des potentialités profondes, en une régression hypnotique vers l'indifférenciation. C'est troublant et souriant: en beauté, ces danseurs nous titillent l'identité.
C'était Bonnes Nouvelles de Matthieu Hocquemiller , avec Evguénia Chtchelkova, Ludovic Lézin, Léonardo Montecchia, au Théatre de L'étoile du nord, dans le cadre du festival Avis de Turbulences # 5
Le premier bonheur que Jon Hendricks connu en France eu le goût d'une bouteille de calvados. Qu'un couple de paysans normands avait gardée enterrée à l'insu des «boches», pour l'offrir aux libérateurs de juin 1944, peu importe qu'ils soient blancs ou noirs. C'était le goût de la fraternité, Jon déserta bientôt de son armée où régnait le racisme organisé, mais il ne pu rester chez nous aussi longtemps qu'il l'aurait voulu. Pour le jazz ce fût tant mieux, quand plus tard un soir il rentra dans un club à New York, où Charlie Parker l'invita à venir chanter à ses cotés. Bien des années après, il nous rapporte en cadeau sur la scène du Balzac son « Now's The time » chanté d'une voix hors du temps, une voix aussi libre et rauque qu'avant, qui a vécu, aimé intensément. Et nous rend assez de bonheur pour qu'on s'en enivre immodérément. Il pétille, chaque instant. Sa vie d'homme et de musicien d'entre ces deux épisodes est amoureusement évoquée dans le beau documentaire d'Audrey Lasbleiz. Pas une année de perdue, de voyages en rencontres, à engendrer musicalement Bobby Mac Ferrin, Take Six, Al Jarreau..., et inventer le vocalese. Il ne s'agissait pas seulement d'une démonstration de virtuosité et de jubilation, d'ainsi chanter Count Basie ou John Coltrane à la note près, de devenir contrebasse, trompette ou saxophone. Il fallait aussi réinventer chacune des paroles des improvisations instrumentales originelles, avec amour et intelligence, chaque mot imaginé à partir d'émotions et d'intonations comme une joyeuse évidence. Il fallait raconter les histoires inédites de Moanin', Caravan, Freddie Freeloader..., sans trahir ces chansons. Donner de nouveaux sens au jazz, le garder populaire, en ne sacrifiant rien de sa liberté.
Réunir le trio vocal interracial Lambert, Hendricks & Ross- lui le noir, l'anglaise rousse et le gars de Boston avec une tête de mormon-, c'était venu naturellement des la fin des années cinquante, par goût de la liberté et joie de jouer, comme le jour où à l'université il avait décidé de quitter le coin où les noirs se cantonnaient pour aller s'asseoir au milieu des blancs, refusant toute autosegrégation.. C'est un peu le cas ce soir avec le public du Balzac, à la grande différence de la reconnaissance, toute la salle debout pour l'acclamer. Il y a dans le documentaire un moment drôle et vache à la fois: Jon Hendricks se promène dans le quartier de Toledo de son enfance, et entonne un blues devant des jeunes gens à peu prés indifférents, et qui n'ont jamais entendu parler cet Art Tatum qui jouait du piano dans la maison du bout de la rue. Aujourd'hui Jon Hendricks enseigne encore, inlassablement, aux jeunes musiciens, donne des conférences, toujours indigné que le seul art vraiment original inventé dans son pays, et par les noirs, reste le plus dévalorisé. Son combat se livre tous les jours, ainsi que celui pour les droits civiques, dés le début le même. L'enthousiasme reste intact, et ce sens du bonheur se sent sur « In Summer ». Teinté en même temps d'une mélancolie qui nous laisse frissonnant, d'une voix brumeuse qui sait emporter, guérir, consoler.
« Mais alors de quoi se nourrissent les anges ? » lui demande une spectatrice... Jon nous confie son secret, un secret que Thélonius Monk lui avait transmis: rester à jamais un enfant de six ans. C'est toujours le cas de toute évidence, même avec un corps de 88 ans. Quand il n'est pas en colère (contre l'injustice, essentiellement), il rit tout le temps. Nous confie regretter ses parties de pétanque avec Henri Salvador. Jon Hendricks est un gosse assez coquet, casquette de yachtman, tiré à quatre épingles. Sous le regard indulgent de sa fille Michelle, avec qui il duette sur « Everybody's bopping », en tempo accéléré, comme on se renvoie la balle. Et la balle ne tombe pas, toujours rattrapée à temps. Jon a toujours un grain, dans la voix mais pas seulement. Pas assez raisonnable pour finir la soirée et aller se coucher, se prend le temps du rappel, des questions et traductions, d'un bain de foule, de rire encore, de serrer la main d'un enfant...
C'était la soirée consacrée le 4 octobre par le cinéma Le Balzac à Jon Hendricks, avec la projection du documentaire qui lui est consacré : « Tell me the Truth » de d'Audrey Lasbleiz, un mini concert de Jon et Michelle Hendricks accompagné par deux musiciens, suivi d'un échange chaleureux avec le public.
Song List: Variations sur Lady Be Good, une bossa nova de Joa Gilberto, Now's the time, I fall in love so easily, Everybody's boping, Un petit blues..., In Summer
Video réalisée lors de l'un des concerts les jours précedents, au Duc des Lombards. ...pas du vocalese, mais du scat!
Photo avec l'aimable autorisation du cinéma Le Balzac
Une voix tente de témoigner, dans l'obscurité. Sans qu'aucune image ne vienne distraire notre écoute: c'est de la part du chorégraphe une première marque de respect. Mais cette voix ne peut exprimer que l'impuissance. Le récit n'est ni daté, ni situé, il ne fait pourtant aucun doute qu'il est vrai. Les évenements se devinent seulement, en douloureux évitements, on ne sait dans quel continent, par des visions situées au bord du champ de vision, l'indicible invisible. C'est une église qui brûle au loin, les réfugiés qui fuient, les corps au bord de la route, aprés. La barbarie abolit le sens, fige les mots, neutralisés, blancs, sans sens. L'irréalité le dispute à l'horreur quand la vie ne tient à plus rien, privée de sa valeur. Au hasard d'un barrage sur la route la survie elle-même échappe à toutes explications. Le crime contre l'humanité est un crime non seulement contre la chair, mais aussi contre l'esprit et la raison. Dans le prolongement de loin, le sujet auquel Rachid Ouramdane s'attaque n'est pas la violence politique en elle-même, mais l'incommunicabilité de cette expérience par ceux qui l'ont vécu.
Les mots sont empéchés: la danse prend le relais. Essaie. Ici est évité tout ce qui pourrait ressembler à du voyeurisme. Cette démarche va à contre courant du sensationnalisme ambiant. Au rebours de l'urgence de tout montrer sans réflexion ni distance. Se dresse un mur de lumière, dirigé contre nous. On voit des ombres qui errent dans l'entre-deux. Des êtres sans direction, sans visage. Il n'y a plus de sens. Ces déambulations déreglées durent longtemps. Notre attention est éprouvée, à raison. Les corps se désarticulent, lentement se renversent. Sans résilience ni remission? On ressent que ces contorsions renvoient par échos aux séquelles de la violence, évoquée par ses conséquences, jamais exposée. La compréhension ne se satisfait pas simplement de bons sentiments: des danseurs fléchissent, s'effondrent et se laissent glisser au sol, froudroyés par le passé. D'autres s'efforcent de les soutenir mais en vain, ils échappent à leur soutien. C'est que notre empathie ne va pas de soi: cette mémoire de l'indicible semble impossible à transmettre, à porter. D'autres témoignages d'autres pays reviennent suspendre le mouvement. Une femme tourne sur elle même, ne peut s'arrêter, emportée par ce dont elle ne peut se libérer, jusqu'à l'insoutenable, s'enflamme. L'oeuvre est difficile, dérangeante. Attachée justement à nous faire ressentir qu'en ce domaine nous ne pourrons jamais tout à fait comprendre. La violence ici la plus évidente est faite par la lumière, insupportable et aveuglante: tel est aussi l'effet des vérités que nous préférons éviter. Partout la barbarie avance, écrase tout sur son passage. Le geste est quant à lui fragile, pudique, il survit par notre seule attention, nous devons continuer à le regarder.
Le danseur prend le temps du silence, invente une ligne dans le noir, déroule une bande. Il attend là longtemps, installé dans ce cadre minimal: on est souvent ainsi dans la vie, dans ces moments où l'on s'oublie, soi-même et sa place dans le monde. Et aux autres. Dans la salle il fait noir aussi.
Cette image aurait pu être empruntée à tant d'autres chorégraphies: un homme seul, de la pénombre, deux néons. Pourtant, ici plus qu'ailleurs, quelque chose convainc, cela ressemble plus à de l'apaisement qu'à de l'ennui. Le danseur avance dans la conscience de cet espace. Il en prend possession, mais comme à l'envers, démarche cassée, balloté par des hésitations, mu par quelque chose d'extérieur, d'autre. Puis tout devient plus physique, le garçon se lance dans l'action, cri raide comme un I, court, tombe, se couche. La musique se superpose aux mêmes mouvements. C'est tout, à peu prêt. Et donc trés peu réductible au récit. (Le coup du ruban, qui peut à peu envahit l'espace de la scéne: c'est trop vu, on oublie.) Mais le tout est bien comme cela, sans le besoin d'en tirer des conclusions, et l'inventaire des impressions. Bien en soi, en 25 minutes, point.
D'où cela vient-il que je reste en réserve. En spectateur détaché de ce procès. Ce qui pourtant saisit sans possibilité d'évasion, c'est la présence de Claude Degliame dans le rôle d'Eglantine, l'accusée. Une interprétation démesurée et déchirée, en clocharde à la voix gouailleuse et fêlée, au corps cru et comme lacéré par la vie, un portrait de l'humanité en misère nue. Le regard que nous fait poser J.M. Rabeux sur ce corps furieux et vieillissant est impitoyable et tendre comme jamais. Un personnage monstrueux, littéralement, véhicule de désirs qui le sont autant. Je comprends vers où Rabeux entend nous emmener: au plus profond. Dans le même temps, je regrette d'être exposé ainsi si radicalement, dés le début, à ces intentions. Je repense à la mise en scène des Charmilles, texte du même auteur et présenté dans le même lieu, qui m'emmenait dans des chemins tout aussi périlleux, mais plus progressivement.
Un drap est dressé en fond, comme un voile devant l'inconscient, mais ici est surtout évidente la surexposition: au sol des postes de télévision, sur la peau d'Eglantine lent des gros plans, minutieusement, comme pour froidement retransmettre et enregistrer, objectiver, attester, du point de vue neutre du greffier.
Les aveux de l'accusée se font à la troisième personne, indifférents aux accusations, décalés, il s'agit des aveux de la part qu'Eglantine garde dans l'ombre, en une exploration toute baudelairienne des noirs recoins de l'humain. Posés de lourds enjeux: meurtres et d'enfantements, inceste, parricides, infanticides. Des crimes ancestraux. Je crois comprendre le défi que se pose Rabeux: moderniser la tragédie, au sens antique, en replongeant à ses sources. Du même coup j'en pressens le risque et ses limites: peut-on de front se rapprocher du mythe, sans qu'il ne tende vers sa propre caricature, sans qu'il se s'évanouisse? La mise en scène me semble hésiter entre froideur, en mouvements figés, et obscénité, peut-être au sens premier du terme. Dans la bouche d'Eglantine le texte se dérobe complexe, au moins survit un peu de sa beauté. Je me dis qu'à plus tard relire ce texte à froid, j'y trouverais mieux matière pour m'interroger.
Dans ce procès, Eugène Durif joue La Question, incarnation du Juge et de la Société. Il use habilement de son physique débonnaire, ses inquisitions s'insinuent sur un ton inexorablement tranquille et pénétrant. Cette mise en accusation des passions humaines, de la vie même, est d'autant plus implacable. Mais le personnage est grotesquement fardé. Sur cet effet comique je me focalise, il neutralise à mes yeux les éléments tragiques de la pièce. Me fait douter par d'autre aspects que la mise en scène s'assume jusqu'au bout. Et pour autant que les questions de la Question soient objectives et pénétrantes, elles trahissent, bloquées sur un mode objectif, son incompréhension du discours d'Eglantine et de son humanité même. Cette incompréhension dés le début me gagne aussi, moi-même perdu dans la confusion, sur ce point je rejoins la Question, me surprends à rester de son coté. Et contre la pièce, qui me parait longue. Quand Vimala Pons (la fille d'Eglantine) passe aux aveux, je ne suis pas son avocat, même plus concerné, je reste froid et éveillé.
Ici, tout s'exclame à la première personne: une jeune femme qui d'autorité se confie, surtout clame ses amours, sur un mode rock'n roll. A dire vrai, Marie-qui-joue je la connais déjà de vue. Juste assez pour croire la voir ici comme dans la vie. Vraie et immédiate, évidente, d'ici et d'aujourd'hui. Rien à voir avec une Antigone, ni avec aucun rôle qui semblerait bien construit et distancié. Les mots dans sa bouche sont pourtant ceux d'un double, d'une autre Marie-qui-écrit. Et ce personnage ainsi créé qui livre crus ses émois... à y regarder de plus prêt semble très occupé à se cacher lui-même derrière l'ironie.
Car parler à l'envie de ses amants, est ce pour éviter de livrer trop de soi-même? Dans les premiers rôles de son récit: l'Acteur qu'elle vient de quitter, surtout l'Ecrivain qui se veut écrivain maudit et qui aime la jeunesse par-dessus tout. Son portrait d'imbu est acide et irrésistible. Mais s'offrir à la littérature, en muse de 18 ans, ce n'est pas une vie, et ni coucher utile, et peut-être même un marché de dupe. Candeur, amour et cynisme, coups de griffes, en creux de la statue de l'écrivain rapetissé s'imprime le portrait d'une femme éperdue dans ses éducations sentimentales. Qui s'efforce ici de faire oublier par piques et pirouettes en quoi elle pourrait elle-même souffrir: ce n'est pas rien de nous faire rire avec la description de son suicide raté, ni en évoquant ce suicide là bien réussi de Jean Seberg- une autre identité d'emprunt.
Marie-qui-joue met ici à tous ses talents dans la balance. Elle part à l'assaut du public, déploie charme et énergie, chante comme l'on se moque et danse comme l'on vit. Beaucoup mais rien de gratuit, les pas et les notes dessinent des nuances, nous guident dans ce jeu de pistes, par détours et raccourcis, le ruptures ne cassent pas le récit. Plus que les mots, la voix et les gestes s'avancent sans se masquer... c'est au final un très bel exercice d'évitement de soi, qui laisse frustré et content. On aurait très envie de retrouver encore ce beau personnage, pour plus longtemps, mieux comprendre l'avant- ses rapports avec sa maman-, et connaître l'après de ces tranches de vies marquées par l'empreinte des amants.
Noon, Day-Break ou In-Contro: les intitulés allusifs, nous emmènent loin par des chemins détournés. Vers là où le mouvement fait sens. Pour percevoir l'indécision d'un tableau d'Hooper, matérialisée. Ou un corps inventaire, qui se décline en images de ciné, drôle et léger. Ou deux femmes qui se font face, attablées. Ce qu'elles dansent alors, en tensions et arrières pensées, c'est le sensible dévoilé, l'invisible mis à portée. Je vois ces deux femmes face à face se jauger, s'aimer et s'affronter, l'une après l'autre gagner et perdre, articuler leur gestes avec âpreté, je vois cela, et j'ai soudain le sentiment de saisir vraiment ce qui entre deux êtres se joue et se tend. Voire, grâce à cette silencieuse métaphore, je crois mieux comprendre ce que me montre cette danse, mais partout et ailleurs, hors de la scène, dans la rue, dans la vie, dans ce café, là où deux êtres parmi d'autres, avec leurs pensées et leurs gestes, se retrouvent face à face attablés.
Erika Zueneli remet la danse à sa place, au centre. Il n'y a peut-être que deux manières de danser. Soit à l'écoute d'un absolu qui surgirait de dedans, provenant de mystérieuses profondeurs. Soit en écho de notre rapport aux autres, de notre rapport au monde, ouvert à ce qui nous lie, ouvert sur le dehors. Cette seconde voie est périlleuse, tant elle peut mener au bavardage, aux évidences appuyées, au psychologisme, à la trivialité. Erika évite tous ces pièges, emprunte des sens interdits, des doubles sens, casse les évidences, met en œuvre sous la danse de redoutables énergies, de troublantes ironies. Sans toc ni pathos, ni aridité ni mièvrerie. Cet art sans révèle, comme rarement, sans qu'il soit jamais besoin d'expliquer.
Les deux femmes attablées se sont levées, le terrain s'élargit, d'autres êtres rentrent dans le jeu, dans de nouveaux conflits. J'attends Tournois, impatient.
Guy
Texte écrit à l'occasion de l'ouverture de saison duThéatre Paul Eluard de Bezonoù sera créé Tournois (titre provisoire) en avril 2010
A quelle époque sommes nous ici? Textuellement vers 1761 en compagnie du vénitien Goldoni, mais aussi quelque part au début du siècle dernier à se laisser guider par les manières et les costumes- charme discret de la nostalgie-, et tout autant ici et maintenant, dans cette salle du T.N.O. où plus qu'ailleurs se fait oublier la distance entre le public et la scène, lorsque les spectatrices d'un certain âge continuent à papoter alors que les acteurs en domestiques s'affairent comme si de rien n'était à la préparation des valises.
En vérité nous sommes ce soir à la veille des vacances de tous temps- celle des riches évidemment. Dehors, ou bientôt: la crise. Mais l'important c'est une fois encore de partir, de jouir du sursis de l'été. En attendant la faillite, tels des personnages de Scott Fitzgerald ou du Jean Renoir de La Règle du Jeu, on se grise à crédit de vins légers, d'apparences et de frivolités. Même, entre l'essayage des dernières robes à la mode, une tasse de chocolat relevée de quelques médisances et une partie de cartes, on croit s'aimer. Mais dans les amères limites des conventions et des intérêts bien compris.
Cela pourrait être déja vu et trop attendu, si ce n'était joué délicieusement léger, d'un élégant réalisme, toutes âmes vouées aux désillusions, les domestiques juste un peu plus lucides que les maîtres. La gravité et la noirceur se laissent juste deviner en filigrane. Epurée également de ce qui la déséquilibrerait trop ouvertement coté mélodrame ou bouffonnerie, l'œuvre en trois parties se savoure comme en creux. Ce théâtre est subtilement politique, l'air de ne pas y toucher, avec plus de portée que si avaient été employées des lourdeurs pasoliniennes. Parce qu'on se surprend à s'attacher à ces personnages pourtant dépeints sans concessions. Vrais à un point qu'ils nous inspirent indulgence et tendresse, nous rendent accros à ce sitcom avant la lettre, une comédie douce-amère comme les Woody Allen dernière manière. On ne supporterait pas de manquer un seul épisode de cette trilogie: plus qu'une consolation, pour une rentrée contrariée.